Dans le cadre de la commémoration du dixième anniversaire de la crise militaro-politique de septembre 2002, nous avons également interviewé le ministre Alain Lobognon qui nous livre des témoignages inédits sur cette aventure qui a permis à la Côte d’Ivoire de se remettre sur les sentiers de la démocratie.
Il y a dix ans, les Forces nouvelles ont engagé le combat pour la réinstauration de la démocratie. Quel souvenir gardez-vous de cette aventure qui a débouché sur l’organisation de la présidentielle de 2010 ?
Dix ans après, il faut avouer que le 19 septembre 2002 a marqué la rupture d’une situation qui avait démarré le 7 décembre 1993 avec la mort du président Félix Houphouet-Boigny. Je me rappelle encore comme si c’était hier, que le 1er décembre 2000, au lendemain du rejet de la candidature de M. Ouattara aux élections législatives pour le compte de la circonscription de Kong, j’ai reçu deux soldats à qui je souhaite rendre hommage. Il s’agit des caporaux Diarrassouba Oumar dit Zaga-Zaga et de Coulibaly Yêrêyogo dit Tchouk. Ces deux soldats, accompagnés d’un troisième qui est, aujourd’hui, le commandant Issiaka Ouattara dit Wattao, sont venus se renseigner. Ils voulaient savoir si oui ou non la candidature de M. Ouattara avait été rejetée. C’était tôt dans la matinée du 1er décembre 2000. Nous leur avions confirmé l’information. Ils ont alors déclaré qu’ils projetaient de prendre leurs responsabilités. Moi qui suis resté en contact avec eux, j’ai vu venir les choses. J’ai vu venir une Côte d’Ivoire qui, petit à petit, s’enfonçait dans le mal, j’ai vu venir une Côte d’Ivoire qui n’a pas su tirer les leçons de tout ce qui s’était dit au forum de la réconciliation nationale, une Côte d’Ivoire qui avait décidé de classifier ses citoyens. Le 19 septembre 2002, il y a eu effectivement cette rupture, sous l’initiative de jeunes soldats, emmenés par un jeune homme, Guillaume Soro, qui avait 30 ans à l’époque. Dix ans après, certains vont certainement pinailler sur les auteurs de cet événement majeur dans l’histoire de la Côte d’Ivoire mais, je peux vous assurer qu’il a fallu du cran, du courage pour mener ce combat. Ce cran et ce courage, Guillaume Soro les avait. Après le rejet de la candidature de M. Ouattara, je l’avais vu prendre le chemin de l’exil avec la promesse de contribuer à faire changer les choses en Côte d’Ivoire. Le 19 septembre marque donc un départ dans le processus qui visait à faire changer les choses.
A qui faites-vous précisément allusion quand vous parlez de pinailler ?
Dans la mémoire collective de notre pays, certains ont écrit, d’autres le feront peut-être après, mais très peu croient en ce qui a été dit. Certains trouveront peut-être des acteurs imaginaires, d’autres trouveront des courageux qui n’étaient pas là ce jour-là. Mais, pour sûr, il y avait Guillaume Soro et ses compagnons que je vous ai cité plus haut. Ces jeunes-là, je leur rends hommage aujourd’hui, notamment à ceux qui sont morts. Dans ce registre, je pense à Zaga-Zaga, à Tchouk. Mais, je n’oublie pas aussi ceux qui sont encore en vie, en l’occurrence Chérif Ousmane, Fofana Losséni dit Loss, etc. Je ne peux pas tous les citer, mais l’hommage que je rends à tous ces combattants, vaut pour tous.
Est-ce à dire qu’en décembre, il y avait déjà une coordination dans le mouvement qui allait s’enclencher plus tard ?
Effectivement, il y avait une très bonne coordination entre les militaires et le seul civil parmi eux, c’est-à-dire Guillaume Soro.
A quel moment avez-vous rejoint le mouvement ?
J’étais depuis le début avec Guillaume Soro. Nous coordonnions notamment certaines actions de communication depuis Abidjan.
Vous étiez donc une sorte de relais avec ceux qui étaient en exil…
Exactement ! Il faut donc, et j’insiste, rendre hommage à tous ces soldats parce qu’ils ne sont pas sortis du néant, ils ont mis leur vie en jeu et nous en avons perdu beaucoup. Le 19 septembre va rester pendant longtemps, une date charnière. Ce qu’il faut regretter, c’est l’unité de mémoire autour de ce 19 septembre 2002 puisque de part et d’autre, il y a eu des victimes, des vies, des destins se sont arrêtés ou ont pris une autre tournure. Donc le 19 septembre ne peut pas être une date pour laquelle on va instaurer une fête nationale parce que si on le fait, cela pourrait être interprété autrement. Parce qu’avant, il y avait deux Côte d’Ivoire, celle des uns et celle des autres. Selon moi, il faut que le 19 septembre serve de leçon afin que désormais nous n’ayons qu’une seule Côte d’Ivoire, c’est-à-dire celle qui nous a été léguée le 7 août 1960.
Selon vous, tout est parti du rejet de la candidature de M. Ouattara aux législatives de décembre 2000. Et, pourtant, tous les meneurs de la lutte du 19 septembre 2002 étaient déjà à la manœuvre lors du coup d’Etat de décembre 1999…
Non, au départ, je vous ai expliqué que ce qui est arrivé le 19 septembre, était le summum de ce qui avait démarré au décès du président Houphouet-Boigny. Des événements et non des moindres ont été enregistrés, accumulés. Je peux vous donner une date qui m’a particulièrement marqué. C’est celle de novembre 1995, avec le rejet de la candidature de Djéni Kobinan, fondateur du Rdr et le renvoi de plusieurs cadres de l’administration parce que présumés partisans de M. Ouattara, victimes de délits de patronymes, sans compter toutes les attaques gratuites et méchantes proférées dans les médias. Avant le 19 septembre, il y a donc eu le coup d’Etat, mais avant le coup d’Etat, il y a eu le boycott actif et avant le boycott actif, il y a eu les velléités d’exclure un homme du champ politique. Et, le 19 septembre, quand la lutte a été engagée, les militaires, par la voix de leur meneur, Dr Koumba, ont déclaré qu’ils se battaient contre l’exclusion, pour obtenir une Côte d’Ivoire unie et rassemblée. Et c’est ce que nous avons aujourd’hui.
Dix ans après le déclenchement de cette aventure, si c’était à rependre, l’adjudant Beugré que vous étiez, serait-il disposé à le refaire ?
Après dix ans, quand on fait le bilan, nous nous rendons compte que nous sommes loin d’être les vrais propriétaires de notre vie, de notre destin. Voyez-vous, après le 19 septembre 2002, il y a eu le 29 juin 2007. Si on avait perdu la vie, nous ne serions pas là, aujourd’hui, à faire le bilan de ce 19 septembre 2002. Je suis aujourd’hui profondément engagé dans la reconstruction de cette cohésion qui n’aurait jamais dû disparaître de la Côte d’Ivoire. Je suis fondamentalement engagé pour cette paix tant prônée par le président Félix Houphouet-Boigny qui nous invitait à l’époque, à ériger la paix au rang de deuxième religion en Côte d’Ivoire. Vous dites si c’était à refaire, je pense qu’une telle occasion ne se présentera plus jamais en Côte d’Ivoire, je pense que les Ivoiriens ont tiré les leçons du 19 septembre et je sais que les causes qui ont conduit au 19 septembre ne reviendront plus.
Et pourtant, certains essaient d’établir un parallèle entre le combat du 19 septembre 2002 et les attaques de ces dernières semaines contre les positions de l’armée ivoirienne.
Ceux qui n’ont pas tiré les leçons du 19 septembre 2002, nous cherchent des noises. Je ne crois pas que ceux qui étaient au rendez-vous du 19 septembre 2002, soient au cœur d’une volonté de voir la Côte d’Ivoire basculer à nouveau dans le drame. C’est une fausse lecture qui est ainsi faite. C’est ce que j’appelle des raccourcis. Et, ce sont de mauvais raccourcis. Ces personnes qui veulent accuser Guillaume Soro et ses amis d’être à la base des violences survenues fin-juillet, début-août 2012 n’ont pas de mémoire. Ils doivent comprendre que la Côte d’Ivoire est en train de sortir de la crise.
Vous battez donc en brèche l’idée selon laquelle ces attaques sont le début d’une autre révolution ?
Non ! Il ne saurait y avoir de seconde révolution. Les Français ont connu la révolution de juillet 1789. En Côte d’Ivoire, on parle de la révolution du 19 septembre 2002, il n’y aura pas une seconde révolution parce que les Ivoiriens ont tiré les leçons de ce qui les a conduit à cette révolution. En plus, il faut qu’il y ait des gens courageux pour le faire et je ne crois pas qu’il y en ait actuellement.
Après le défi de la démocratisation, quels rôles les cadres des Forces nouvelles peuvent-ils jouer dans le processus de réconciliation ?
En tant que membre de ce qui s’appelait à l’époque la branche politique des Forces nouvelles, il est de mon devoir d’avoir l’honnêteté de dire que la réconciliation ne peut se faire qu’autour du dialogue. C’est grâce à la magie du dialogue qu’il y a eu l’Accord politique de Ouagadougou qui nous a permis, en tant qu’ex-rebelles, de nous retrouver en face de membres du camp Gbagbo, pour arrêter un schéma de sortie de crise et plus tard, d’organiser des élections. Il est vrai que celui qui a initié ce dialogue a finalement été un mauvais perdant. Il est aussi vrai que ses partisans ont tenté de revenir par la force mais il est vrai qu’ils doivent comprendre que la main tendue du président de la République qui les invite à venir s’asseoir pour discuter doit être saisie. Cet appel à discuter doit être entendu. Il faut qu’on se retrouve en tant qu’Ivoiriens, autour de la même table, pour sortir de la crise.
Pour discuter, ils exigent la libération de leurs cadres. Est-ce une hypothèse que vous envisagée et seriez-vous, par exemple, disposé à plaider le cas d’Alcide Djédjé de qui vous étiez proche à l’époque ?
Je pense que la Côte d’Ivoire est un Etat de droit. Nous sommes en train de rebâtir un pays qui avait tourné le dos au droit. Il est vrai qu’avec Alcide Djédjé, nous avions travaillé autour de la même table du dialogue et au gouvernement. Mais, ce qui est reproché à Alcide Djédjé, ce n’est pas d’avoir négocié l’Accord politique de Ouagadougou. Ce qu’on lui reproche, c’est d’avoir contribué à attiser les violences dans le cadre de la crise postélectorale, au lendemain de l’élection du 28 novembre 2010. C’est vrai que certains demandent la libération de ces gens. Je ne crois pas que les portes soient fermées à la réalisation de cette demande. Je sais qu’à un moment donné, le président de la République a envisagé leur sortie de prison en attendant que la justice termine ses enquêtes préliminaires, malheureusement ceux qui ont fui avant que la justice ait pu les rattraper, ne facilitent pas la tâche au gouvernement. Ils sortiront un jour de prison et, c’est le souhait de tout le monde, mais nous disons que ceux qui sont dehors doivent humblement venir à la table des discussions pour que nous trouvions ensemble les solutions pour sortir définitivement de la crise. A Ouagadougou, nous avions négocié et obtenu une loi d’amnistie pour les faits de 2002 à 2007. La porte reste donc ouverte parce que la Côte d’Ivoire est un pays de dialogue et de paix. En s’asseyant, on pourra trouver la solution aux problèmes.
Vous dites que ceux qui ont fui ne facilitent pas la tâche au gouvernement. On leur impute justement les attaques de ces dernières semaines. Est-ce que ces attaques vous font peur ?
Loin de là ! Je dis simplement qu’ils ne sont pas courageux. Rester dehors et tirer les ficelles dans les attaques n’est pas faire preuve de courage. Ces personnes ont choisi d’être irresponsables. Souvenez-vous que pour le 19 septembre 2002, les soldats qui étaient dehors sont rentrés. Ils n’ont tiré aucun coup de feu depuis l’extérieur. Ils ont affronté le danger à l’intérieur du pays, leurs parents avec eux. Ils ont choisi de sauver le pays plutôt que de s’apitoyer sur le sort de leurs parents. Ces personnes qui sont à l’extérieur feraient mieux de comprendre qu’on ne peut pas mettre la vie de ses parents en danger en faisant croire qu’on est courageux alors qu’on ne l’est pas. Heureusement que des processus sont en cours pour trouver une solution globale à cette situation. Nous, nous avons demandé pardon pour le 19 septembre 2002. Il faut donc que ces gens qui sont dehors et qui tirent les ficelles aient le courage de demander pardon aux Ivoiriens pour le tort qu’ils leur ont causé.
Avez-vous, à un moment donné, douté de l’issue du combat ?
Si je m’en tiens à la décision des Forces nouvelles d’accepter de saisir la main tendue du camp Gbagbo, pour aller au dialogue, je peux dire que cela ne s’est pas fait sans risque. Nous avions pris d’énormes risques. Il nous arrivait de nous qualifier d’inconscients pour les risques que nous avions pris de venir à Abidjan. Certains étaient persuadés qu’ils nous auraient à l’usure. Pendant cette période où il était à la tête du gouvernement ivoirien, j’ai vu Guillaume Soro douter quelques fois. Mais, une fois le doute passé, il arrivait à se convaincre et à nous convaincre qu’il faut y aller. Il nous disait régulièrement qu’il n’y a rien de mieux que la paix, qu’il n’y a pas de sacrifice suprême qu’on ne puisse faire, tant qu’il s’agit de faire la paix. Au finish, je retiens que nous y sommes allés, nous avons joué et nous avons gagné.
Au-delà du doute, comment avez-vous géré les suspicions entre vous ?
Ah oui, la suspicion n’a pas manqué. Et, tous les Ivoiriens en sont témoins. Il est vrai que nous avions le beau rôle parce que nous devenions le troisième point du triangle, mais nous étions surtout suspectés par les deux camps, y compris par nos alliés naturels (je parle d’alliés naturels parce que moi par exemple, je suis issu du Rdr). Quant à nos alliés politiques, c’est-à-dire ceux avec qui nous avions signé l’Accord politique de Ouagadougou, ils nous suspectaient de vouloir leur arracher le pouvoir pour le donner à leurs adversaires. Nous étions donc dans un beau rôle puisque tout le monde, en définitive, nous suspectait. Je me rappelle encore cette phrase prononcée par Guillaume Soro, le soir où nous avions signé l’Accord de Ouagadougou. Nous étions six, à savoir Guillaume Soro, moi-même, les ministres Dacoury-Tabley, Koné Mamadou, Konaté Sidiki et Dosso Moussa. Guillaume Soro nous disait que nous devrions y aller résolument, il demandait à chacun de jouer correctement sa partition afin qu’un beau matin, les Ivoiriens se réveillent en allant aux urnes.
Et s’agissant de la suspicion entre les Forces nouvelles elles-mêmes ?
Oui, il y a eu de la suspicion parce que certains se croyaient plus engagés à soutenir tel ou tel. Ceux qui ne voyaient que des diables dans le camp d’en-face ne comprenaient pas que nous en soyons arrivés à la décision d’aller discuter avec ces diables-là pour avoir la paix. Pour eux, c’était de la compromission, cela équivalait à aller pactiser avec le diable. La suspicion était donc forte.
Est-ce elle qui est à la base du divorce entre Guillaume Soro et Ibrahim Coulibaly ?
Le divorce avec Ibrahim Coulibaly est intervenu très tôt. Peu après le mois d’août 2003. Mais, déjà, au lendemain de la signature de l’Accord de Linas-Marcoussis, j’avais reçu un coup de fil d’Ibrahim Coulibaly et, j’ai un témoin qui est vivant et qui pourra attester ce que je dis. Ibrahim Coulibaly me demandait de faire une déclaration indiquant que c’est sur lui que le choix du Mpci (Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire, le premier mouvement rebelle ivoirien, ndlr) s’est porté pour occuper le poste de ministre de la Défense que l’Accord de Linas-Marcoussis avait concédé aux Forces nouvelles. Je lui ai dit qu’il était impossible que je fasse une telle déclaration.
Pourquoi lui avez-vous dit non ?
Sans doute qu’un jour viendra où nous pourrons donner plus d’explications là-dessus. Mais, une autre date. En novembre 2002, j’avais rencontré Ibrahim Coulibaly dans son repaire, pour lui demander de rentrer. Il m’avait dit non, estimant qu’il n’était pas prêt pour venir mener un combat sur le terrain, qu’il avait pas mal de choses à régler d’abord et que, de toutes les façons, il gérait son temps. C’est une des raisons pour lesquelles j’avais opposé plus tard, une fin de non-recevoir à sa demande. En somme, le divorce dont vous parlez a donc commencé avec moi. Il a estimé, à travers mon refus, que j’avais pris fait et cause pour Soro. Selon lui, Guillaume Soro avait pris fait et cause pour M. Ouattara.
Est-ce à dire que dans son esprit, la lutte c’était pour lui permettre de prendre les rênes du pourvoir ?
Exactement ! Il y a beaucoup de témoins qui peuvent vous édifier. Je ne citerai pas de nom, mais au nom de la réconciliation, j’espère qu’ils auront le courage de témoigner. Il y a des gens qui ont aidé Ibrahim Coulibaly à tenter de dévier le combat, à prendre le mauvais chemin. Après le mois de janvier au cours duquel il y a eu le couac, en août, il a débarqué à Paris et s’est fait arrêter. Ses partisans ont vite fait d’accuser Guillaume Soro alors qu’il n’en était rien. Ibrahim Coulibaly a tout simplement été suivi à la trace puis arrêté. Il faut donc que ceux qui ont toujours accusé Guillaume Soro d’être un traître comprennent que bien au contraire, il a obtenu contre engagement, qu’Ibrahim Coulibaly soit libéré. Il y a donc eu ces mésententes, ces incompréhensions entretenues par de nouveaux ambitieux qui se voyaient ministres dans un possible gouvernement dirigé par notre ami.
Malheureusement, les incompréhensions ont conduit à sa perte…
Et, c’est ce que je tiens à regretter. Comme lui, nous avons perdu d’autres amis tels que Coulibaly Adama dit Adams, Bamba Kassoum dit Kass. Tous ceux-là étaient très proches de Guillaume Soro mais, l’ambition a voulu qu’ils choisissent la mauvaise voie.
Interview réalisée par Marc Dossa
Il y a dix ans, les Forces nouvelles ont engagé le combat pour la réinstauration de la démocratie. Quel souvenir gardez-vous de cette aventure qui a débouché sur l’organisation de la présidentielle de 2010 ?
Dix ans après, il faut avouer que le 19 septembre 2002 a marqué la rupture d’une situation qui avait démarré le 7 décembre 1993 avec la mort du président Félix Houphouet-Boigny. Je me rappelle encore comme si c’était hier, que le 1er décembre 2000, au lendemain du rejet de la candidature de M. Ouattara aux élections législatives pour le compte de la circonscription de Kong, j’ai reçu deux soldats à qui je souhaite rendre hommage. Il s’agit des caporaux Diarrassouba Oumar dit Zaga-Zaga et de Coulibaly Yêrêyogo dit Tchouk. Ces deux soldats, accompagnés d’un troisième qui est, aujourd’hui, le commandant Issiaka Ouattara dit Wattao, sont venus se renseigner. Ils voulaient savoir si oui ou non la candidature de M. Ouattara avait été rejetée. C’était tôt dans la matinée du 1er décembre 2000. Nous leur avions confirmé l’information. Ils ont alors déclaré qu’ils projetaient de prendre leurs responsabilités. Moi qui suis resté en contact avec eux, j’ai vu venir les choses. J’ai vu venir une Côte d’Ivoire qui, petit à petit, s’enfonçait dans le mal, j’ai vu venir une Côte d’Ivoire qui n’a pas su tirer les leçons de tout ce qui s’était dit au forum de la réconciliation nationale, une Côte d’Ivoire qui avait décidé de classifier ses citoyens. Le 19 septembre 2002, il y a eu effectivement cette rupture, sous l’initiative de jeunes soldats, emmenés par un jeune homme, Guillaume Soro, qui avait 30 ans à l’époque. Dix ans après, certains vont certainement pinailler sur les auteurs de cet événement majeur dans l’histoire de la Côte d’Ivoire mais, je peux vous assurer qu’il a fallu du cran, du courage pour mener ce combat. Ce cran et ce courage, Guillaume Soro les avait. Après le rejet de la candidature de M. Ouattara, je l’avais vu prendre le chemin de l’exil avec la promesse de contribuer à faire changer les choses en Côte d’Ivoire. Le 19 septembre marque donc un départ dans le processus qui visait à faire changer les choses.
A qui faites-vous précisément allusion quand vous parlez de pinailler ?
Dans la mémoire collective de notre pays, certains ont écrit, d’autres le feront peut-être après, mais très peu croient en ce qui a été dit. Certains trouveront peut-être des acteurs imaginaires, d’autres trouveront des courageux qui n’étaient pas là ce jour-là. Mais, pour sûr, il y avait Guillaume Soro et ses compagnons que je vous ai cité plus haut. Ces jeunes-là, je leur rends hommage aujourd’hui, notamment à ceux qui sont morts. Dans ce registre, je pense à Zaga-Zaga, à Tchouk. Mais, je n’oublie pas aussi ceux qui sont encore en vie, en l’occurrence Chérif Ousmane, Fofana Losséni dit Loss, etc. Je ne peux pas tous les citer, mais l’hommage que je rends à tous ces combattants, vaut pour tous.
Est-ce à dire qu’en décembre, il y avait déjà une coordination dans le mouvement qui allait s’enclencher plus tard ?
Effectivement, il y avait une très bonne coordination entre les militaires et le seul civil parmi eux, c’est-à-dire Guillaume Soro.
A quel moment avez-vous rejoint le mouvement ?
J’étais depuis le début avec Guillaume Soro. Nous coordonnions notamment certaines actions de communication depuis Abidjan.
Vous étiez donc une sorte de relais avec ceux qui étaient en exil…
Exactement ! Il faut donc, et j’insiste, rendre hommage à tous ces soldats parce qu’ils ne sont pas sortis du néant, ils ont mis leur vie en jeu et nous en avons perdu beaucoup. Le 19 septembre va rester pendant longtemps, une date charnière. Ce qu’il faut regretter, c’est l’unité de mémoire autour de ce 19 septembre 2002 puisque de part et d’autre, il y a eu des victimes, des vies, des destins se sont arrêtés ou ont pris une autre tournure. Donc le 19 septembre ne peut pas être une date pour laquelle on va instaurer une fête nationale parce que si on le fait, cela pourrait être interprété autrement. Parce qu’avant, il y avait deux Côte d’Ivoire, celle des uns et celle des autres. Selon moi, il faut que le 19 septembre serve de leçon afin que désormais nous n’ayons qu’une seule Côte d’Ivoire, c’est-à-dire celle qui nous a été léguée le 7 août 1960.
Selon vous, tout est parti du rejet de la candidature de M. Ouattara aux législatives de décembre 2000. Et, pourtant, tous les meneurs de la lutte du 19 septembre 2002 étaient déjà à la manœuvre lors du coup d’Etat de décembre 1999…
Non, au départ, je vous ai expliqué que ce qui est arrivé le 19 septembre, était le summum de ce qui avait démarré au décès du président Houphouet-Boigny. Des événements et non des moindres ont été enregistrés, accumulés. Je peux vous donner une date qui m’a particulièrement marqué. C’est celle de novembre 1995, avec le rejet de la candidature de Djéni Kobinan, fondateur du Rdr et le renvoi de plusieurs cadres de l’administration parce que présumés partisans de M. Ouattara, victimes de délits de patronymes, sans compter toutes les attaques gratuites et méchantes proférées dans les médias. Avant le 19 septembre, il y a donc eu le coup d’Etat, mais avant le coup d’Etat, il y a eu le boycott actif et avant le boycott actif, il y a eu les velléités d’exclure un homme du champ politique. Et, le 19 septembre, quand la lutte a été engagée, les militaires, par la voix de leur meneur, Dr Koumba, ont déclaré qu’ils se battaient contre l’exclusion, pour obtenir une Côte d’Ivoire unie et rassemblée. Et c’est ce que nous avons aujourd’hui.
Dix ans après le déclenchement de cette aventure, si c’était à rependre, l’adjudant Beugré que vous étiez, serait-il disposé à le refaire ?
Après dix ans, quand on fait le bilan, nous nous rendons compte que nous sommes loin d’être les vrais propriétaires de notre vie, de notre destin. Voyez-vous, après le 19 septembre 2002, il y a eu le 29 juin 2007. Si on avait perdu la vie, nous ne serions pas là, aujourd’hui, à faire le bilan de ce 19 septembre 2002. Je suis aujourd’hui profondément engagé dans la reconstruction de cette cohésion qui n’aurait jamais dû disparaître de la Côte d’Ivoire. Je suis fondamentalement engagé pour cette paix tant prônée par le président Félix Houphouet-Boigny qui nous invitait à l’époque, à ériger la paix au rang de deuxième religion en Côte d’Ivoire. Vous dites si c’était à refaire, je pense qu’une telle occasion ne se présentera plus jamais en Côte d’Ivoire, je pense que les Ivoiriens ont tiré les leçons du 19 septembre et je sais que les causes qui ont conduit au 19 septembre ne reviendront plus.
Et pourtant, certains essaient d’établir un parallèle entre le combat du 19 septembre 2002 et les attaques de ces dernières semaines contre les positions de l’armée ivoirienne.
Ceux qui n’ont pas tiré les leçons du 19 septembre 2002, nous cherchent des noises. Je ne crois pas que ceux qui étaient au rendez-vous du 19 septembre 2002, soient au cœur d’une volonté de voir la Côte d’Ivoire basculer à nouveau dans le drame. C’est une fausse lecture qui est ainsi faite. C’est ce que j’appelle des raccourcis. Et, ce sont de mauvais raccourcis. Ces personnes qui veulent accuser Guillaume Soro et ses amis d’être à la base des violences survenues fin-juillet, début-août 2012 n’ont pas de mémoire. Ils doivent comprendre que la Côte d’Ivoire est en train de sortir de la crise.
Vous battez donc en brèche l’idée selon laquelle ces attaques sont le début d’une autre révolution ?
Non ! Il ne saurait y avoir de seconde révolution. Les Français ont connu la révolution de juillet 1789. En Côte d’Ivoire, on parle de la révolution du 19 septembre 2002, il n’y aura pas une seconde révolution parce que les Ivoiriens ont tiré les leçons de ce qui les a conduit à cette révolution. En plus, il faut qu’il y ait des gens courageux pour le faire et je ne crois pas qu’il y en ait actuellement.
Après le défi de la démocratisation, quels rôles les cadres des Forces nouvelles peuvent-ils jouer dans le processus de réconciliation ?
En tant que membre de ce qui s’appelait à l’époque la branche politique des Forces nouvelles, il est de mon devoir d’avoir l’honnêteté de dire que la réconciliation ne peut se faire qu’autour du dialogue. C’est grâce à la magie du dialogue qu’il y a eu l’Accord politique de Ouagadougou qui nous a permis, en tant qu’ex-rebelles, de nous retrouver en face de membres du camp Gbagbo, pour arrêter un schéma de sortie de crise et plus tard, d’organiser des élections. Il est vrai que celui qui a initié ce dialogue a finalement été un mauvais perdant. Il est aussi vrai que ses partisans ont tenté de revenir par la force mais il est vrai qu’ils doivent comprendre que la main tendue du président de la République qui les invite à venir s’asseoir pour discuter doit être saisie. Cet appel à discuter doit être entendu. Il faut qu’on se retrouve en tant qu’Ivoiriens, autour de la même table, pour sortir de la crise.
Pour discuter, ils exigent la libération de leurs cadres. Est-ce une hypothèse que vous envisagée et seriez-vous, par exemple, disposé à plaider le cas d’Alcide Djédjé de qui vous étiez proche à l’époque ?
Je pense que la Côte d’Ivoire est un Etat de droit. Nous sommes en train de rebâtir un pays qui avait tourné le dos au droit. Il est vrai qu’avec Alcide Djédjé, nous avions travaillé autour de la même table du dialogue et au gouvernement. Mais, ce qui est reproché à Alcide Djédjé, ce n’est pas d’avoir négocié l’Accord politique de Ouagadougou. Ce qu’on lui reproche, c’est d’avoir contribué à attiser les violences dans le cadre de la crise postélectorale, au lendemain de l’élection du 28 novembre 2010. C’est vrai que certains demandent la libération de ces gens. Je ne crois pas que les portes soient fermées à la réalisation de cette demande. Je sais qu’à un moment donné, le président de la République a envisagé leur sortie de prison en attendant que la justice termine ses enquêtes préliminaires, malheureusement ceux qui ont fui avant que la justice ait pu les rattraper, ne facilitent pas la tâche au gouvernement. Ils sortiront un jour de prison et, c’est le souhait de tout le monde, mais nous disons que ceux qui sont dehors doivent humblement venir à la table des discussions pour que nous trouvions ensemble les solutions pour sortir définitivement de la crise. A Ouagadougou, nous avions négocié et obtenu une loi d’amnistie pour les faits de 2002 à 2007. La porte reste donc ouverte parce que la Côte d’Ivoire est un pays de dialogue et de paix. En s’asseyant, on pourra trouver la solution aux problèmes.
Vous dites que ceux qui ont fui ne facilitent pas la tâche au gouvernement. On leur impute justement les attaques de ces dernières semaines. Est-ce que ces attaques vous font peur ?
Loin de là ! Je dis simplement qu’ils ne sont pas courageux. Rester dehors et tirer les ficelles dans les attaques n’est pas faire preuve de courage. Ces personnes ont choisi d’être irresponsables. Souvenez-vous que pour le 19 septembre 2002, les soldats qui étaient dehors sont rentrés. Ils n’ont tiré aucun coup de feu depuis l’extérieur. Ils ont affronté le danger à l’intérieur du pays, leurs parents avec eux. Ils ont choisi de sauver le pays plutôt que de s’apitoyer sur le sort de leurs parents. Ces personnes qui sont à l’extérieur feraient mieux de comprendre qu’on ne peut pas mettre la vie de ses parents en danger en faisant croire qu’on est courageux alors qu’on ne l’est pas. Heureusement que des processus sont en cours pour trouver une solution globale à cette situation. Nous, nous avons demandé pardon pour le 19 septembre 2002. Il faut donc que ces gens qui sont dehors et qui tirent les ficelles aient le courage de demander pardon aux Ivoiriens pour le tort qu’ils leur ont causé.
Avez-vous, à un moment donné, douté de l’issue du combat ?
Si je m’en tiens à la décision des Forces nouvelles d’accepter de saisir la main tendue du camp Gbagbo, pour aller au dialogue, je peux dire que cela ne s’est pas fait sans risque. Nous avions pris d’énormes risques. Il nous arrivait de nous qualifier d’inconscients pour les risques que nous avions pris de venir à Abidjan. Certains étaient persuadés qu’ils nous auraient à l’usure. Pendant cette période où il était à la tête du gouvernement ivoirien, j’ai vu Guillaume Soro douter quelques fois. Mais, une fois le doute passé, il arrivait à se convaincre et à nous convaincre qu’il faut y aller. Il nous disait régulièrement qu’il n’y a rien de mieux que la paix, qu’il n’y a pas de sacrifice suprême qu’on ne puisse faire, tant qu’il s’agit de faire la paix. Au finish, je retiens que nous y sommes allés, nous avons joué et nous avons gagné.
Au-delà du doute, comment avez-vous géré les suspicions entre vous ?
Ah oui, la suspicion n’a pas manqué. Et, tous les Ivoiriens en sont témoins. Il est vrai que nous avions le beau rôle parce que nous devenions le troisième point du triangle, mais nous étions surtout suspectés par les deux camps, y compris par nos alliés naturels (je parle d’alliés naturels parce que moi par exemple, je suis issu du Rdr). Quant à nos alliés politiques, c’est-à-dire ceux avec qui nous avions signé l’Accord politique de Ouagadougou, ils nous suspectaient de vouloir leur arracher le pouvoir pour le donner à leurs adversaires. Nous étions donc dans un beau rôle puisque tout le monde, en définitive, nous suspectait. Je me rappelle encore cette phrase prononcée par Guillaume Soro, le soir où nous avions signé l’Accord de Ouagadougou. Nous étions six, à savoir Guillaume Soro, moi-même, les ministres Dacoury-Tabley, Koné Mamadou, Konaté Sidiki et Dosso Moussa. Guillaume Soro nous disait que nous devrions y aller résolument, il demandait à chacun de jouer correctement sa partition afin qu’un beau matin, les Ivoiriens se réveillent en allant aux urnes.
Et s’agissant de la suspicion entre les Forces nouvelles elles-mêmes ?
Oui, il y a eu de la suspicion parce que certains se croyaient plus engagés à soutenir tel ou tel. Ceux qui ne voyaient que des diables dans le camp d’en-face ne comprenaient pas que nous en soyons arrivés à la décision d’aller discuter avec ces diables-là pour avoir la paix. Pour eux, c’était de la compromission, cela équivalait à aller pactiser avec le diable. La suspicion était donc forte.
Est-ce elle qui est à la base du divorce entre Guillaume Soro et Ibrahim Coulibaly ?
Le divorce avec Ibrahim Coulibaly est intervenu très tôt. Peu après le mois d’août 2003. Mais, déjà, au lendemain de la signature de l’Accord de Linas-Marcoussis, j’avais reçu un coup de fil d’Ibrahim Coulibaly et, j’ai un témoin qui est vivant et qui pourra attester ce que je dis. Ibrahim Coulibaly me demandait de faire une déclaration indiquant que c’est sur lui que le choix du Mpci (Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire, le premier mouvement rebelle ivoirien, ndlr) s’est porté pour occuper le poste de ministre de la Défense que l’Accord de Linas-Marcoussis avait concédé aux Forces nouvelles. Je lui ai dit qu’il était impossible que je fasse une telle déclaration.
Pourquoi lui avez-vous dit non ?
Sans doute qu’un jour viendra où nous pourrons donner plus d’explications là-dessus. Mais, une autre date. En novembre 2002, j’avais rencontré Ibrahim Coulibaly dans son repaire, pour lui demander de rentrer. Il m’avait dit non, estimant qu’il n’était pas prêt pour venir mener un combat sur le terrain, qu’il avait pas mal de choses à régler d’abord et que, de toutes les façons, il gérait son temps. C’est une des raisons pour lesquelles j’avais opposé plus tard, une fin de non-recevoir à sa demande. En somme, le divorce dont vous parlez a donc commencé avec moi. Il a estimé, à travers mon refus, que j’avais pris fait et cause pour Soro. Selon lui, Guillaume Soro avait pris fait et cause pour M. Ouattara.
Est-ce à dire que dans son esprit, la lutte c’était pour lui permettre de prendre les rênes du pourvoir ?
Exactement ! Il y a beaucoup de témoins qui peuvent vous édifier. Je ne citerai pas de nom, mais au nom de la réconciliation, j’espère qu’ils auront le courage de témoigner. Il y a des gens qui ont aidé Ibrahim Coulibaly à tenter de dévier le combat, à prendre le mauvais chemin. Après le mois de janvier au cours duquel il y a eu le couac, en août, il a débarqué à Paris et s’est fait arrêter. Ses partisans ont vite fait d’accuser Guillaume Soro alors qu’il n’en était rien. Ibrahim Coulibaly a tout simplement été suivi à la trace puis arrêté. Il faut donc que ceux qui ont toujours accusé Guillaume Soro d’être un traître comprennent que bien au contraire, il a obtenu contre engagement, qu’Ibrahim Coulibaly soit libéré. Il y a donc eu ces mésententes, ces incompréhensions entretenues par de nouveaux ambitieux qui se voyaient ministres dans un possible gouvernement dirigé par notre ami.
Malheureusement, les incompréhensions ont conduit à sa perte…
Et, c’est ce que je tiens à regretter. Comme lui, nous avons perdu d’autres amis tels que Coulibaly Adama dit Adams, Bamba Kassoum dit Kass. Tous ceux-là étaient très proches de Guillaume Soro mais, l’ambition a voulu qu’ils choisissent la mauvaise voie.
Interview réalisée par Marc Dossa