La sorcellerie, comme vous le reconnaissez, existe dans toutes les sociétés. Pourquoi la niez-vous dans cette œuvre?
Elle est niée non pas en tant que fait social, parce que ce fait se constate. Et, en tant qu’être humain, nous ne pouvons nier le fait social.
En admettant qu’en Afrique l’homme peut passer par des métamorphoses qui font de lui un serpent, un lion, un ibis, un chacal, n’est-ce pas reconnaître implicitement l’existence même de la sorcellerie?
La conscience populaire pense qu’il y a des personnes qui sont douées de pouvoirs singuliers qui peuvent leur permettre de se métamorphoser en ces différents animaux ou différentes entités. Pour moi, ce sont des formes symboliques, des manières de parler et d’être qu’il nous faut analyser et interpréter.
Vos champs de recherches philosophiques portent sur la pensée de Cheikh Anta Diop et celle de Nietzsche. Pourquoi avez-vous tenu à ouvrir un nouveau chantier sur la sorcellerie?
Le chantier de la sorcellerie peut paraître effectivement en déphasage avec Cheikh Anta Diop et Nietzsche, mais en réalité c’est le prolongement de la pensée du premier cité. Cheikh Anta Diop nous invitait aussi bien dans Nations nègres et culture: de l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui (1954) que dans «Civilisation ou barbarie», à rénover la culture africaine, afin qu’elle puisse contribuer à la modernité et à la renaissance africaine. Ce travail pour moi est la réponse à l’appel que lançait mon maître, Cheikh Anta Diop.
En affirmant que la sorcellerie n’existe pas, n’est-ce pas un défi que vous lancez à l’endroit des adeptes de cette confrérie?
C’est plus un défi à chacun de nous, en particulier à l’enseignant-chercheur que je suis, qu’un défi à des personnes. Ce ne sont pas elles qui font que la sorcellerie existe. Elle existe en tant que possession du pouvoir dans la conscience populaire. Parce que notre société nous a habitués à comprendre les phénomènes de cette façon. En niant le sens premier que l’on donne à la sorcellerie, ce n’est donc pas un acte de défiance; c’est plutôt une invitation à la compréhension et à l’analyse profonde.
Dans votre ouvrage, en même temps que vous parlez de la sorcellerie, vous faites allusion à la magie. Qu’est-ce qui différencie ces deux pratiques?
On a l’habitude de séparer les deux manifestations. Effectivement, dans l’histoire de ces deux manifestations humaines, on a séparé la sorcellerie de la magie.
Dans l’histoire de l’Occident, on a considéré que la magie était positive. C’était les activités que menaient des mages qui étaient liés aux princes dans les villes. La sorcellerie, en revanche, serait réservée à des paysans, des villageois et des personnes qui utiliseraient des pouvoirs pour faire du mal. Voilà la première distinction.
Mais, au fil du temps, on se rend bien compte que cette distinction est nette, parce que dans la magie, on provoque des phénomènes surnaturels qui feraient du bien. Alors qu’au niveau de la sorcellerie, ce sont des personnes qui utiliseraient des pouvoirs acquis ou appris pour nuire à d’autres personnes. On se rend compte que la finalité n’est pas la même.
Pour montrer l’absurdité de la croyance en la sorcellerie, vous dénonciez la violence et les représailles sur certaines personnes. Pour vous, faut-il renoncer à ces valeurs traditionnelles africaines qui relèvent du monde mystique ?
Non, ce ne sont pas des valeurs, mais des anti-valeurs. D’ailleurs, j’ai pris conscience de ce phénomène grâce à un article de Landry Kohon dans Fraternité Matin qui m’a traumatisé. L’histoire de Sahué Gomont m’a amené à prendre conscience du danger vers lequel notre société était en train de courir.
Il y a une sorte de barbarie, de méchanceté et d’ignorance collectives nous appelées valeurs que nous voulons préserver. Pour moi, ce sont des manifestations visibles d’une méprise. Il faut plutôt protéger les personnes qu’on accuse de sorcellerie. C’est pourquoi, vers la fin de l’ouvrage, je fais un clin d’œil à la justice. Les juges sont tellement terrorisés qu’ils n’arrivent pas à être objectifs vis-à-vis de ces phénomènes.
A mon avis, ce qu’il faut faire, c’est de développer plus de centres psychiatriques pour accueillir les gens qui sont accusés de sorcellerie plutôt que de les envoyer en prison.
Des cercueils désigneraient des commanditaires…
Ce ne sont pas des cercueils qui désignent des victimes ! Lorsque ceux-ci sont posés par terre, ils ne sont animés d’aucun mouvement. C’est une manipulation que notre société a inventée. Peut-être qu’il fut un temps où cette pratique obéissait à une certaine logique mais, aujourd’hui, c’est une pratique qui obéit à des règlements de compte. Souvent, ce sont des vieilles femmes démunies, abandonnées, sans progéniture et sans biens qui sont désignées par les cercueils. Pour moi, aucun cercueil en lui-même ne peut être doté d’une volonté. Ce sont les individus qui le portent qui réalisent un certain type de messages que la société leur a confiés.
Or, les sorciers sont de plus en plus jugés par les juridictions modernes. Que faire ?
C’est une déviation de ce que la justice peut faire et de ce qu’elle doit faire. Puisque l’on est dans le domaine de la sorcellerie, il s’agit de phénomènes qui auraient eu lieu dans le monde immatériel. Dans ce cas, on ne devrait pas pouvoir leur appliquer des lois du monde matériel. A cela s’ajoute le fait que le juge n’a aucun moyen pour constater la matérialité de l’action de la sorcellerie. En revanche, ce que les juges prennent en compte, ce sont les effets négatifs (destruction de biens matériels, mort d’hommes…).
La plupart des juges que j’ai consultés me disent qu’en la matière, ils sont obligés parfois d’apaiser les populations qui livrent à la vindicte populaire des individus. Parfois, ces personnes, une fois relâchées et rentrées au village, sont victimes d’une justice expéditive locale.
On est donc dans une sorte de contradiction, d’incapacité, parce qu’on ne peut pas faire arrêter le charlatanisme. Notre législation a, je crois, des articles liés à sa pratique. Mon idée est ceci: tous les individus qui accusent les autres d’être des sorciers, doivent subir la rigueur de cette loi.
Vous écriviez : «Seul un rationalisme ouvert peut instaurer l’ordre dans les savoirs». Comment le peut-il?
Le rationalisme que j’appelle de tous mes vœux est un rationalisme ouvert, différent de celui qui est fermé.
Le rationalisme fermé est cette tendance à croire que la raison peut résoudre tous les problèmes et qu’il suffit de l’utiliser comme mécanisme de compréhension des phénomènes pour avoir accès à leur signification définitive. Pour moi, ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
Il y a un rationalisme ouvert qui reconnaît les limites de la raison. Et c’est elle qui se fixe ses propres limites. Ce sont des limites de fait et non de droit. Ce rationalisme accepte le mystère, l’incapacité de la raison à comprendre la totalité des phénomènes. Mais, ce n’est pas parce que la raison ne peut pas comprendre tous les phénomènes qu’elle ne doit pas faire un effort d’élucidation des problèmes qui lui sont posés.
Tous ceux qui se sont attaqués aux sorciers, dit-on, y ont laissé leur vie...
Si, au sortir de cette interview je meurs, suite à des problèmes de santé, évidemment on dira que c’est parce que j’ai écrit sur la sorcellerie. C’est justement ce que je dénonce, cette faiblesse explicative, cette incapacité à analyser les différentes significations des phénomènes et à penser qu’il n’y a qu’une seule réponse aux problèmes qui nous sont posés.
Si un malheur m’arrive, ce serait dû à des choses explicables et non à un sorcier auquel je ne crois pas. Si les sorciers étaient capables de lancer des sorts aux autres hommes, l’Afrique aurait connu un meilleur développement.
Dans votre ouvrage, vous parlez de la sorcellerie comme fait universel en faisant une sorte de comparaison entre la sorcellerie en Europe et en Afrique…
J’ai été confronté à un problème de pourcentage des individus qui croient en la sorcellerie. Dans mes recherches, je suis tombé sur des évidences.
Partout dans le monde, des individus pensent que d’autres sont doués de pouvoirs surnaturels capables de faire du mal à n’importe qui. Seulement, nous constatons que le pourcentage n’est pas le même.
C’est pour cela, la raison dont j’utilise les capacités, me fait dire qu’on peut résorber ce problème de sorcellerie.
En Europe, il y a environ 96 à 97% de personnes qui ne croient plus en la sorcellerie et 3% qui pense qu’elle existe. Par contre, en Afrique, c’est l’inverse.
Pourquoi cette tendance?
C’est lié à notre société, à notre degré de compréhension des phénomènes et à notre volonté de rentrer au cœur des problèmes pour les analyser.
Nous sommes malheureusement engourdis par une torpille qui nous empêche d’aller au cœur même des multiples significations des phénomènes. Pour tous les problèmes, nous avons invariablement la même la réponse: la sorcellerie. Vous voyez donc qu’il y a une faiblesse explicative.
C’est pourquoi, vous estimez que la sorcellerie apparaît comme une démission intellectuelle…
Effectivement! Je suis de plus en plus persuadé de cette démission parce que si invariablement on a la même réponse à des problèmes différents, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Il y a démission intellectuelle également, parce que ceux qui utilisent ce mode de raisonnement ne vont pas au cœur des problèmes.
Elle est démission, enfin de la pensée, parce que chaque fois que nous faisons intervenir la sorcellerie, nous sommes au niveau de l’écume des problèmes. Nous plaisons à la société certes, mais ce n’est pas en lui plaisant que l’on peut l’amener à avancer. Au contraire, c’est en obligeant la société à faire retour sur ces aspects négatifs qu’elle est capable d’un saut qualitatif.
Passons. On vous définit comme Ivoiritologue. Quel est ce néologisme qu’on voit bien emprunté à l’ivoirité?
C’est de la provocation. Je fréquente des auteurs provocateurs comme Nietzsche, Cheikh Anta Diop, Schopenhauer… Je crois que la pensée, pour être active, doit aller dans la provocation positive.
Après mon premier ouvrage, «L’ivoirité entre culture et politique», j’ai essayé de m’investir dans la compréhension de ce phénomène, ce concept. J’ai, de plus en plus, envie de voir les différentes tendances de l’ivoirité, les différentes options politiques et culturelles du concept et même ses formes esthétiques. Ce sont des chantiers ouverts.
A l’Université, nous avons des étudiants qui se sont lancés sur ce projet. Bientôt, nous allons produire des articles et des communications relatives à l’ivoirité, parce que son champ n’est pas monolithique. Il y a plusieurs orientations et il serait intéressant que des étudiants de multiples disciplines puissent regarder ce concept, selon leur promontoire.
Quelle a été votre position, face aux discours contre l’ivoirité?
L’agacement! C’est pourquoi j’ai décidé de faire une investigation intellectuelle, pour voir si les médias nationaux et internationaux étaient dans la justesse quand ils présentaient ce concept d’une certaine façon.
Je me suis rendu compte qu’il y a plusieurs lectures du concept. Il y a la lecture de l’ivoirité originelle, culturelle et politique. Et à l’intérieur de la lecture politique, existent plusieurs configurations.
Il y a la configuration politique originelle de Bédié et du Pdci, celle des critiques, des rebelles et du Rdr qui rejoint celle de l’international qui voit dans l’ivoirité une sorte de mise à distance des étrangers et des gens du nord.
Notre question demeure...
Moi, je suis un observateur. Je rends compte des différentes approches. Je constate qu’aucun camp n’a su présenter positivement l’ivoirité. Aussi bien ceux qui voulaient en faire une arme politique pour la création d’une nation, que ceux qui y ont vu des éléments discriminatoires. Un concept, quand il est créé, ne prend pas une orientation unique. En fonction de l’utilisation et de l’usage que les gens en font, le concept s’enrichit ou s’appauvrit.
Ici, il s’est enrichi. Mon option: on doit donner, à l’ivoirité, sa qualité de départ, c’est-à-dire, ce que les Ivoiriens devraient apporter à l’unité culturelle de l’Afrique et au panafricanisme culturel.
Les Ivoiriens, en tant qu’entité appartenant à l’Afrique, participeraient à la création d’une unité culturelle africaine. Voilà, le premier sens de l’ivoirité, qui m’apparaît positif. Malheureusement, les circonstances de l’entrée sur la place publique de l’ivoirité politique ont été trop polémiques. D’où le débat entre ce qu’un individu pense et crée et ce que les autres pensent de sa création. Et de l’usage qu’ils font des mots, des idées et des concepts qui en naissent. L’usage peut aller au-delà de l’esprit de l’initiateur. Mais, je ne blanchis pas ceux qui ont fait déraper l’ivoirité vers des approches qui sont réellement, il faut le reconnaître, discriminatoires et qui ne l’étaient pas au départ.
Comment expliquez-vous le silence des théoriciens de l’ivoirité ?
Question difficile. Pour utiliser une expression bien de chez nous, ils ont été tellement terrorisés qu’ils sont «entrés en brousse». Donc, attendons qu’ils en reviennent, afin d’admettre qu’il y a de bonnes choses à faire au village.
Interview réalisée par Michel Koffi
Elle est niée non pas en tant que fait social, parce que ce fait se constate. Et, en tant qu’être humain, nous ne pouvons nier le fait social.
En admettant qu’en Afrique l’homme peut passer par des métamorphoses qui font de lui un serpent, un lion, un ibis, un chacal, n’est-ce pas reconnaître implicitement l’existence même de la sorcellerie?
La conscience populaire pense qu’il y a des personnes qui sont douées de pouvoirs singuliers qui peuvent leur permettre de se métamorphoser en ces différents animaux ou différentes entités. Pour moi, ce sont des formes symboliques, des manières de parler et d’être qu’il nous faut analyser et interpréter.
Vos champs de recherches philosophiques portent sur la pensée de Cheikh Anta Diop et celle de Nietzsche. Pourquoi avez-vous tenu à ouvrir un nouveau chantier sur la sorcellerie?
Le chantier de la sorcellerie peut paraître effectivement en déphasage avec Cheikh Anta Diop et Nietzsche, mais en réalité c’est le prolongement de la pensée du premier cité. Cheikh Anta Diop nous invitait aussi bien dans Nations nègres et culture: de l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui (1954) que dans «Civilisation ou barbarie», à rénover la culture africaine, afin qu’elle puisse contribuer à la modernité et à la renaissance africaine. Ce travail pour moi est la réponse à l’appel que lançait mon maître, Cheikh Anta Diop.
En affirmant que la sorcellerie n’existe pas, n’est-ce pas un défi que vous lancez à l’endroit des adeptes de cette confrérie?
C’est plus un défi à chacun de nous, en particulier à l’enseignant-chercheur que je suis, qu’un défi à des personnes. Ce ne sont pas elles qui font que la sorcellerie existe. Elle existe en tant que possession du pouvoir dans la conscience populaire. Parce que notre société nous a habitués à comprendre les phénomènes de cette façon. En niant le sens premier que l’on donne à la sorcellerie, ce n’est donc pas un acte de défiance; c’est plutôt une invitation à la compréhension et à l’analyse profonde.
Dans votre ouvrage, en même temps que vous parlez de la sorcellerie, vous faites allusion à la magie. Qu’est-ce qui différencie ces deux pratiques?
On a l’habitude de séparer les deux manifestations. Effectivement, dans l’histoire de ces deux manifestations humaines, on a séparé la sorcellerie de la magie.
Dans l’histoire de l’Occident, on a considéré que la magie était positive. C’était les activités que menaient des mages qui étaient liés aux princes dans les villes. La sorcellerie, en revanche, serait réservée à des paysans, des villageois et des personnes qui utiliseraient des pouvoirs pour faire du mal. Voilà la première distinction.
Mais, au fil du temps, on se rend bien compte que cette distinction est nette, parce que dans la magie, on provoque des phénomènes surnaturels qui feraient du bien. Alors qu’au niveau de la sorcellerie, ce sont des personnes qui utiliseraient des pouvoirs acquis ou appris pour nuire à d’autres personnes. On se rend compte que la finalité n’est pas la même.
Pour montrer l’absurdité de la croyance en la sorcellerie, vous dénonciez la violence et les représailles sur certaines personnes. Pour vous, faut-il renoncer à ces valeurs traditionnelles africaines qui relèvent du monde mystique ?
Non, ce ne sont pas des valeurs, mais des anti-valeurs. D’ailleurs, j’ai pris conscience de ce phénomène grâce à un article de Landry Kohon dans Fraternité Matin qui m’a traumatisé. L’histoire de Sahué Gomont m’a amené à prendre conscience du danger vers lequel notre société était en train de courir.
Il y a une sorte de barbarie, de méchanceté et d’ignorance collectives nous appelées valeurs que nous voulons préserver. Pour moi, ce sont des manifestations visibles d’une méprise. Il faut plutôt protéger les personnes qu’on accuse de sorcellerie. C’est pourquoi, vers la fin de l’ouvrage, je fais un clin d’œil à la justice. Les juges sont tellement terrorisés qu’ils n’arrivent pas à être objectifs vis-à-vis de ces phénomènes.
A mon avis, ce qu’il faut faire, c’est de développer plus de centres psychiatriques pour accueillir les gens qui sont accusés de sorcellerie plutôt que de les envoyer en prison.
Des cercueils désigneraient des commanditaires…
Ce ne sont pas des cercueils qui désignent des victimes ! Lorsque ceux-ci sont posés par terre, ils ne sont animés d’aucun mouvement. C’est une manipulation que notre société a inventée. Peut-être qu’il fut un temps où cette pratique obéissait à une certaine logique mais, aujourd’hui, c’est une pratique qui obéit à des règlements de compte. Souvent, ce sont des vieilles femmes démunies, abandonnées, sans progéniture et sans biens qui sont désignées par les cercueils. Pour moi, aucun cercueil en lui-même ne peut être doté d’une volonté. Ce sont les individus qui le portent qui réalisent un certain type de messages que la société leur a confiés.
Or, les sorciers sont de plus en plus jugés par les juridictions modernes. Que faire ?
C’est une déviation de ce que la justice peut faire et de ce qu’elle doit faire. Puisque l’on est dans le domaine de la sorcellerie, il s’agit de phénomènes qui auraient eu lieu dans le monde immatériel. Dans ce cas, on ne devrait pas pouvoir leur appliquer des lois du monde matériel. A cela s’ajoute le fait que le juge n’a aucun moyen pour constater la matérialité de l’action de la sorcellerie. En revanche, ce que les juges prennent en compte, ce sont les effets négatifs (destruction de biens matériels, mort d’hommes…).
La plupart des juges que j’ai consultés me disent qu’en la matière, ils sont obligés parfois d’apaiser les populations qui livrent à la vindicte populaire des individus. Parfois, ces personnes, une fois relâchées et rentrées au village, sont victimes d’une justice expéditive locale.
On est donc dans une sorte de contradiction, d’incapacité, parce qu’on ne peut pas faire arrêter le charlatanisme. Notre législation a, je crois, des articles liés à sa pratique. Mon idée est ceci: tous les individus qui accusent les autres d’être des sorciers, doivent subir la rigueur de cette loi.
Vous écriviez : «Seul un rationalisme ouvert peut instaurer l’ordre dans les savoirs». Comment le peut-il?
Le rationalisme que j’appelle de tous mes vœux est un rationalisme ouvert, différent de celui qui est fermé.
Le rationalisme fermé est cette tendance à croire que la raison peut résoudre tous les problèmes et qu’il suffit de l’utiliser comme mécanisme de compréhension des phénomènes pour avoir accès à leur signification définitive. Pour moi, ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
Il y a un rationalisme ouvert qui reconnaît les limites de la raison. Et c’est elle qui se fixe ses propres limites. Ce sont des limites de fait et non de droit. Ce rationalisme accepte le mystère, l’incapacité de la raison à comprendre la totalité des phénomènes. Mais, ce n’est pas parce que la raison ne peut pas comprendre tous les phénomènes qu’elle ne doit pas faire un effort d’élucidation des problèmes qui lui sont posés.
Tous ceux qui se sont attaqués aux sorciers, dit-on, y ont laissé leur vie...
Si, au sortir de cette interview je meurs, suite à des problèmes de santé, évidemment on dira que c’est parce que j’ai écrit sur la sorcellerie. C’est justement ce que je dénonce, cette faiblesse explicative, cette incapacité à analyser les différentes significations des phénomènes et à penser qu’il n’y a qu’une seule réponse aux problèmes qui nous sont posés.
Si un malheur m’arrive, ce serait dû à des choses explicables et non à un sorcier auquel je ne crois pas. Si les sorciers étaient capables de lancer des sorts aux autres hommes, l’Afrique aurait connu un meilleur développement.
Dans votre ouvrage, vous parlez de la sorcellerie comme fait universel en faisant une sorte de comparaison entre la sorcellerie en Europe et en Afrique…
J’ai été confronté à un problème de pourcentage des individus qui croient en la sorcellerie. Dans mes recherches, je suis tombé sur des évidences.
Partout dans le monde, des individus pensent que d’autres sont doués de pouvoirs surnaturels capables de faire du mal à n’importe qui. Seulement, nous constatons que le pourcentage n’est pas le même.
C’est pour cela, la raison dont j’utilise les capacités, me fait dire qu’on peut résorber ce problème de sorcellerie.
En Europe, il y a environ 96 à 97% de personnes qui ne croient plus en la sorcellerie et 3% qui pense qu’elle existe. Par contre, en Afrique, c’est l’inverse.
Pourquoi cette tendance?
C’est lié à notre société, à notre degré de compréhension des phénomènes et à notre volonté de rentrer au cœur des problèmes pour les analyser.
Nous sommes malheureusement engourdis par une torpille qui nous empêche d’aller au cœur même des multiples significations des phénomènes. Pour tous les problèmes, nous avons invariablement la même la réponse: la sorcellerie. Vous voyez donc qu’il y a une faiblesse explicative.
C’est pourquoi, vous estimez que la sorcellerie apparaît comme une démission intellectuelle…
Effectivement! Je suis de plus en plus persuadé de cette démission parce que si invariablement on a la même réponse à des problèmes différents, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Il y a démission intellectuelle également, parce que ceux qui utilisent ce mode de raisonnement ne vont pas au cœur des problèmes.
Elle est démission, enfin de la pensée, parce que chaque fois que nous faisons intervenir la sorcellerie, nous sommes au niveau de l’écume des problèmes. Nous plaisons à la société certes, mais ce n’est pas en lui plaisant que l’on peut l’amener à avancer. Au contraire, c’est en obligeant la société à faire retour sur ces aspects négatifs qu’elle est capable d’un saut qualitatif.
Passons. On vous définit comme Ivoiritologue. Quel est ce néologisme qu’on voit bien emprunté à l’ivoirité?
C’est de la provocation. Je fréquente des auteurs provocateurs comme Nietzsche, Cheikh Anta Diop, Schopenhauer… Je crois que la pensée, pour être active, doit aller dans la provocation positive.
Après mon premier ouvrage, «L’ivoirité entre culture et politique», j’ai essayé de m’investir dans la compréhension de ce phénomène, ce concept. J’ai, de plus en plus, envie de voir les différentes tendances de l’ivoirité, les différentes options politiques et culturelles du concept et même ses formes esthétiques. Ce sont des chantiers ouverts.
A l’Université, nous avons des étudiants qui se sont lancés sur ce projet. Bientôt, nous allons produire des articles et des communications relatives à l’ivoirité, parce que son champ n’est pas monolithique. Il y a plusieurs orientations et il serait intéressant que des étudiants de multiples disciplines puissent regarder ce concept, selon leur promontoire.
Quelle a été votre position, face aux discours contre l’ivoirité?
L’agacement! C’est pourquoi j’ai décidé de faire une investigation intellectuelle, pour voir si les médias nationaux et internationaux étaient dans la justesse quand ils présentaient ce concept d’une certaine façon.
Je me suis rendu compte qu’il y a plusieurs lectures du concept. Il y a la lecture de l’ivoirité originelle, culturelle et politique. Et à l’intérieur de la lecture politique, existent plusieurs configurations.
Il y a la configuration politique originelle de Bédié et du Pdci, celle des critiques, des rebelles et du Rdr qui rejoint celle de l’international qui voit dans l’ivoirité une sorte de mise à distance des étrangers et des gens du nord.
Notre question demeure...
Moi, je suis un observateur. Je rends compte des différentes approches. Je constate qu’aucun camp n’a su présenter positivement l’ivoirité. Aussi bien ceux qui voulaient en faire une arme politique pour la création d’une nation, que ceux qui y ont vu des éléments discriminatoires. Un concept, quand il est créé, ne prend pas une orientation unique. En fonction de l’utilisation et de l’usage que les gens en font, le concept s’enrichit ou s’appauvrit.
Ici, il s’est enrichi. Mon option: on doit donner, à l’ivoirité, sa qualité de départ, c’est-à-dire, ce que les Ivoiriens devraient apporter à l’unité culturelle de l’Afrique et au panafricanisme culturel.
Les Ivoiriens, en tant qu’entité appartenant à l’Afrique, participeraient à la création d’une unité culturelle africaine. Voilà, le premier sens de l’ivoirité, qui m’apparaît positif. Malheureusement, les circonstances de l’entrée sur la place publique de l’ivoirité politique ont été trop polémiques. D’où le débat entre ce qu’un individu pense et crée et ce que les autres pensent de sa création. Et de l’usage qu’ils font des mots, des idées et des concepts qui en naissent. L’usage peut aller au-delà de l’esprit de l’initiateur. Mais, je ne blanchis pas ceux qui ont fait déraper l’ivoirité vers des approches qui sont réellement, il faut le reconnaître, discriminatoires et qui ne l’étaient pas au départ.
Comment expliquez-vous le silence des théoriciens de l’ivoirité ?
Question difficile. Pour utiliser une expression bien de chez nous, ils ont été tellement terrorisés qu’ils sont «entrés en brousse». Donc, attendons qu’ils en reviennent, afin d’admettre qu’il y a de bonnes choses à faire au village.
Interview réalisée par Michel Koffi