Slate.fr - Il y a des obstacles juridiques, techniques, diplomatiques et militaires. Et surtout, le temps de «l'ingérence» a fait son temps.
Près de deux cents morts, des dizaines de disparus, des centaines d’arrestations, l’ONU empêchée d’enquêter sur l’existence de charniers… Depuis l’élection présidentielle qui a laissé la Côte d’Ivoire avec deux présidents, l’un autoproclamé – Laurent Gbagbo, l’autre reconnu par l’ensemble de la communauté internationale –Allassane Ouatarra, le pays connait une vague de violences, sous les yeux des soldats des Nations unies, apparemment impuissantes.
L’organisation internationale y entretient depuis plus de six ans une force de 9.000 hommes, auxquels il faut ajouter les effectifs français, reliquats de l’opération Licorne, soit 900 militaires. Pourquoi n’intervient-elle pas pour faire cesser les exactions qui risquent de se transformer en massacres de masse?
La réponse se situe à plusieurs niveaux. Il existe d’abord un obstacle juridique à une intervention musclée de la force internationale, dite Onuci. Le mandat qui lui a été donné par la résolution 1528 [PDF] de février 2004 du Conseil de sécurité, est placé sous le chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Ce chapitre concerne les menaces contre la paix, la rupture de la paix ou les actes d’agression. Il ne prévoit pas les cas de conflits internes aux Etats. C’est le handicap qu’ont connu d’autres forces internationales de maintien ou d’imposition de la paix, notamment en ex-Yougoslavie, dans les années 1990.
Dans l’Agenda pour la paix de 1995, l’ancien secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros Ghali, rappelait qu’une intervention de l’ONU supposait le consentement des partis, l’impartialité des contingents internationaux et le non usage de la force, sauf en cas de légitime défense. C’est ainsi que les casques bleus néerlandais ont assisté, impuissants, aux massacres des Bosniaques à Srebrenica en juillet 1995, ou que d’autres casques bleus français avaient été pris en otages par les forces serbes.
Toutefois, une autre exception au non recours à la force est la «défense du mandat». Or la résolution 1528, qui a été complétée depuis, donne expressément mission à l’Onuci de protéger les populations civiles. La question est de savoir ce qu’il faut entendre par protection des populations civiles. S’agit-il simplement de s’interposer entre les belligérants ou d’employer la manière forte pour tenter de réduire au silence le camp tenu – par qui? – responsable des hostilités? La réponse n’appartient pas aux responsables de l’ONU sur le terrain mais au Conseil de sécurité.
Là se dressent deux obstacles, l’un politique, l’autre matériel. Au Conseil de sécurité, les cinq membres permanents ont un droit de veto, ce qui donne à la Chine et à la Russie, très chatouilleuses quand il s’agit du respect de la souveraineté nationale des Etats, la possibilité d’empêcher, ou tout au moins, de retarder une intervention musclée dans un conflit interne. L’unanimité du Conseil n’est bien souvent obtenue qu’au prix de formules vagues et d’engagements a minima.
La faiblesse matérielle de l'Onuci
C’est ce qui faisait dire à Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense, que l’ONU envoyait des forces «auxquelles on demande de faire respecter des choses pas très précises, sans leur donner les moyens d’être dissuasives».
L’autre obstacle est matériel. Les quelque 9.000 casques bleus de l’Onuci viennent de plus de 55 pays. Ils sont en majorité africains, ce qui permet sans doute d’éviter le reproche de néocolonialisme. Mais leur armement est hétéroclite, leur formation parfois insuffisante. Dans le cas de l’Onuci, le matériel et le ravitaillement sont bloqués dans le port d’Abidjan, aux mains des partisans de Laurent Gbagbo, ce qui pourrait créer à court terme des problèmes d’approvisionnement pour les forces internationales.
Le voudrait-elle que l’Onuci n’est sans doute pas en mesure de rétablir l’ordre et d’affronter les soldats fidèles à Laurent Gbagbo. Du moins sans le concours des troupes françaises présentes sur place, alors que Paris n’a aucune intention de s’impliquer militairement. En attendant, pour venir au secours des Ivoiriens se sentant menacés, l’ONU a mis à leur disposition un numéro vert. Las, l’interlocuteur au bout du fil ne parle qu’anglais dans un pays essentiellement francophone!
Mais le véritable obstacle à une intervention musclée de la communauté internationale pour empêcher la Côte d’Ivoire de sombrer dans le chaos est de nature idéologique. L’interventionnisme humanitaire a fait son temps. Né dans les années 1960 avec la guerre du Biafra, il a connu son apogée avec la disparition de la guerre froide, la fin du veto systématique de Moscou au Conseil de sécurité qui loquait toute action de l’ONU et la résurgence des conflits religieux, ethniques, nationaux dans le monde, y compris en Europe.
La guerre en Bosnie, le génocide au Rwanda, la lutte pour l’indépendance à Timor, pour ne citer que quelques exemples, ont donné des arguments aux partisans du droit d’ingérence. La possibilité pour les dirigeants de maltraiter impunément leurs propres peuples au nom de la souveraineté nationale semblait, dans les années 1990, devoir appartenir au passé.
Droit d'ingérence atténué
Forts de la légitimité accordée par des instances internationales, si possible l’ONU, à défaut des organisations régionales, les Etats démocratiques ou des groupes non-étatiques se réservaient le droit d’intervenir n’importe où quand les droits de l’homme étaient violés. «N’importe où» ne signifiait pas partout. Nul ne pouvait ignorer les rapports de force ou les risques encourus. Il était plus facile d’intervenir dans l’est du Congo Kinshasa qu’en Tchétchénie.
Le droit d’ingérence s’est retrouvé en 2005 dans la Charte des Nations Unies, sous la forme certes atténuée de la «responsabilité de protéger». Mais à peine l’encre de cette nouvelle formulation avait-elle séchée que l’idée était mise à mal. Ses inventeurs eux-mêmes, parmi lesquels Bernard Kouchner et son conseiller, le professeur de droit international Mario Bettati, le reconnaissent: le droit d’ingérence est partout en recul.
Les questions soulevées (qui? quand? au nom de quoi?) ne sont pas nouvelles, et ne suffisent pas à expliquer cet échec. La raison se trouve dans une forme de fatigue de la communauté internationale à courir après des crises qui se sont multipliées au cours des dernières décennies. Et surtout dans un retour du concept de souveraineté nationale, sous l’impulsion des pays émergents.
Daniel Vernet
Près de deux cents morts, des dizaines de disparus, des centaines d’arrestations, l’ONU empêchée d’enquêter sur l’existence de charniers… Depuis l’élection présidentielle qui a laissé la Côte d’Ivoire avec deux présidents, l’un autoproclamé – Laurent Gbagbo, l’autre reconnu par l’ensemble de la communauté internationale –Allassane Ouatarra, le pays connait une vague de violences, sous les yeux des soldats des Nations unies, apparemment impuissantes.
L’organisation internationale y entretient depuis plus de six ans une force de 9.000 hommes, auxquels il faut ajouter les effectifs français, reliquats de l’opération Licorne, soit 900 militaires. Pourquoi n’intervient-elle pas pour faire cesser les exactions qui risquent de se transformer en massacres de masse?
La réponse se situe à plusieurs niveaux. Il existe d’abord un obstacle juridique à une intervention musclée de la force internationale, dite Onuci. Le mandat qui lui a été donné par la résolution 1528 [PDF] de février 2004 du Conseil de sécurité, est placé sous le chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Ce chapitre concerne les menaces contre la paix, la rupture de la paix ou les actes d’agression. Il ne prévoit pas les cas de conflits internes aux Etats. C’est le handicap qu’ont connu d’autres forces internationales de maintien ou d’imposition de la paix, notamment en ex-Yougoslavie, dans les années 1990.
Dans l’Agenda pour la paix de 1995, l’ancien secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros Ghali, rappelait qu’une intervention de l’ONU supposait le consentement des partis, l’impartialité des contingents internationaux et le non usage de la force, sauf en cas de légitime défense. C’est ainsi que les casques bleus néerlandais ont assisté, impuissants, aux massacres des Bosniaques à Srebrenica en juillet 1995, ou que d’autres casques bleus français avaient été pris en otages par les forces serbes.
Toutefois, une autre exception au non recours à la force est la «défense du mandat». Or la résolution 1528, qui a été complétée depuis, donne expressément mission à l’Onuci de protéger les populations civiles. La question est de savoir ce qu’il faut entendre par protection des populations civiles. S’agit-il simplement de s’interposer entre les belligérants ou d’employer la manière forte pour tenter de réduire au silence le camp tenu – par qui? – responsable des hostilités? La réponse n’appartient pas aux responsables de l’ONU sur le terrain mais au Conseil de sécurité.
Là se dressent deux obstacles, l’un politique, l’autre matériel. Au Conseil de sécurité, les cinq membres permanents ont un droit de veto, ce qui donne à la Chine et à la Russie, très chatouilleuses quand il s’agit du respect de la souveraineté nationale des Etats, la possibilité d’empêcher, ou tout au moins, de retarder une intervention musclée dans un conflit interne. L’unanimité du Conseil n’est bien souvent obtenue qu’au prix de formules vagues et d’engagements a minima.
La faiblesse matérielle de l'Onuci
C’est ce qui faisait dire à Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense, que l’ONU envoyait des forces «auxquelles on demande de faire respecter des choses pas très précises, sans leur donner les moyens d’être dissuasives».
L’autre obstacle est matériel. Les quelque 9.000 casques bleus de l’Onuci viennent de plus de 55 pays. Ils sont en majorité africains, ce qui permet sans doute d’éviter le reproche de néocolonialisme. Mais leur armement est hétéroclite, leur formation parfois insuffisante. Dans le cas de l’Onuci, le matériel et le ravitaillement sont bloqués dans le port d’Abidjan, aux mains des partisans de Laurent Gbagbo, ce qui pourrait créer à court terme des problèmes d’approvisionnement pour les forces internationales.
Le voudrait-elle que l’Onuci n’est sans doute pas en mesure de rétablir l’ordre et d’affronter les soldats fidèles à Laurent Gbagbo. Du moins sans le concours des troupes françaises présentes sur place, alors que Paris n’a aucune intention de s’impliquer militairement. En attendant, pour venir au secours des Ivoiriens se sentant menacés, l’ONU a mis à leur disposition un numéro vert. Las, l’interlocuteur au bout du fil ne parle qu’anglais dans un pays essentiellement francophone!
Mais le véritable obstacle à une intervention musclée de la communauté internationale pour empêcher la Côte d’Ivoire de sombrer dans le chaos est de nature idéologique. L’interventionnisme humanitaire a fait son temps. Né dans les années 1960 avec la guerre du Biafra, il a connu son apogée avec la disparition de la guerre froide, la fin du veto systématique de Moscou au Conseil de sécurité qui loquait toute action de l’ONU et la résurgence des conflits religieux, ethniques, nationaux dans le monde, y compris en Europe.
La guerre en Bosnie, le génocide au Rwanda, la lutte pour l’indépendance à Timor, pour ne citer que quelques exemples, ont donné des arguments aux partisans du droit d’ingérence. La possibilité pour les dirigeants de maltraiter impunément leurs propres peuples au nom de la souveraineté nationale semblait, dans les années 1990, devoir appartenir au passé.
Droit d'ingérence atténué
Forts de la légitimité accordée par des instances internationales, si possible l’ONU, à défaut des organisations régionales, les Etats démocratiques ou des groupes non-étatiques se réservaient le droit d’intervenir n’importe où quand les droits de l’homme étaient violés. «N’importe où» ne signifiait pas partout. Nul ne pouvait ignorer les rapports de force ou les risques encourus. Il était plus facile d’intervenir dans l’est du Congo Kinshasa qu’en Tchétchénie.
Le droit d’ingérence s’est retrouvé en 2005 dans la Charte des Nations Unies, sous la forme certes atténuée de la «responsabilité de protéger». Mais à peine l’encre de cette nouvelle formulation avait-elle séchée que l’idée était mise à mal. Ses inventeurs eux-mêmes, parmi lesquels Bernard Kouchner et son conseiller, le professeur de droit international Mario Bettati, le reconnaissent: le droit d’ingérence est partout en recul.
Les questions soulevées (qui? quand? au nom de quoi?) ne sont pas nouvelles, et ne suffisent pas à expliquer cet échec. La raison se trouve dans une forme de fatigue de la communauté internationale à courir après des crises qui se sont multipliées au cours des dernières décennies. Et surtout dans un retour du concept de souveraineté nationale, sous l’impulsion des pays émergents.
Daniel Vernet