Bruxelles, 22 mars 2011
Excellences,
C'est avec une profonde inquiétude quant à l'aggravation de la situation
sécuritaire en Côte d'Ivoire que nous nous adressons à vous afin de
préconiser des efforts accrus pour arrêter la dérive du pays vers une
véritable guerre civile, qui impliquerait probablement une épuration
ethnique et d'autres atrocités de masse.
Le 10 mars 2011, le Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine a
clos le débat sur l'élection présidentielle du 28 novembre 2010 en Côte
d'Ivoire en endossant le rapport du panel de cinq chefs d'Etat qui a
confirmé Alassane Ouattara comme seul président légitime du pays.
Malheureusement, cette décision n'a guère contribué à mettre fin à la
crise, puisque le régime en place y a répondu par de nouvelles attaques
armées contre les sympathisants d'Alassane Ouattara, et par une violente
répression envers la population.
Des attaques contre des civils sont perpétrées quotidiennement, des cas
de disparitions forcées, de viols et de torture continuent à être
signalés, et le bilan humain dépasse de loin celui, confirmé par l'ONU,
de 440 morts. Les combats entre les forces loyales au président en place,
Laurent Gbagbo, et celles alliées à Alassane Ouattara se sont
intensifiés, incluant l'usage d'armes lourdes, et les déplacements
massifs de population, accompagnés de discours de haine et d'incitations
à la violence, sont des indicateurs préoccupants d'une crise qui
s'aggrave, ainsi que d'un risque d'épuration ethnique et d'autres crimes
de masse. La Côte d'Ivoire n'est plus au bord de la guerre civile, cette
dernière a déjà commen cé.
La Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), forte
du soutien de l'Union africaine, devrait offrir à Laurent Gbagbo une
dernière chance de départ pacifique tout en se préparant activement à
évincer son régime par tous les moyens nécessaires avant qu'il ne soit
trop tard. L'investissement massif de la communauté internationale dans la
paix et la sécurité en Afrique de l'Ouest depuis près de deux décennies
est aujourd'hui menacé.
Dans un rapport publié le 3 mars dernier, International Crisis Group a
identifié trois scénarios à court terme : celui du " pourrissement et de
la division durable du pays ", celui de " la crise sociale et de
l'insurrection populaire " et celui de " la guerre civile ". Nous avions
souligné que le scénario de la guerre civile accompagnée de massacres de
civils était le plus probable et que la situation en Côte d'Ivoire
constituait une menace grave et imminente pour la paix et la sécurité de
toute l'Afrique de l'Ouest. Malheureusement, les faits sur le terrain sont
en train de nous donner raison.
Nul ne doit être induit en erreur par l'appel de Gbagbo au dialogue
inter-ivoirien et à la fin des violences, délivré le 18 mars par le
porte-parole de son gouvernement non reconnu. Le président sortant n'a pas
reconnu de façon claire et définitive la victoire électorale d'Alassane
Ouattara, et le jour suivant, le ministre de la Jeunesse du régime Gbagbo,
Charles Blé Goudé, a appelé les jeunes ivoiriens à s'enrôler
massivement dans l'armée " pour libérer la Côte d'Ivoire des bandits ".
Le futur que Gbagbo propose à son pays se résume à la guerre, à
l'anarchie et à une violence aux dimensions xénophobes, ethniques et
religieuses. La télévision publique ivoirienne, qui est contrôlée par
le régime sortant, a diffusé récemment des images de corps de rebelles,
décrits comme des ressortissants d'autres pays d'Afrique de l'Ouest,
nommément le Burkina Faso, le Sénégal et le Mali. Dans un contexte où
la population est endoctrinée depuis des années par une rhétorique
xénophobe, cela constitue une invitation ouverte à des représailles sur
les communautés immigrées.
La CEDEAO ne doit pas céder au chantage de Gbagbo. La sécurité physique
et économique des ressortissants d'Afrique de l'Ouest vivant en Côte
d'Ivoire ne sera jamais garantie par un régime qui manipule une
rhétorique de solidarité avec les " pays frères " tout en menaçant
leurs citoyens, et qui déchaine des milices pour terroriser tous ceux qui
ne le soutiennent pas. Toute l'Afrique de l'Ouest court le risque d'être
gravement fragilisée par le retour à la guerre civile en Côte d'Ivoire
et par la désagrégation de son gouvernement central. La CEDEAO doit
maintenant prendre des mesures politiques et militaires décisives pour
empêcher l'émergence d'une crise beaucoup plus grande.
Excellences, lors de votre réunion les 23 et 24 mars à Abuja, nous vous
invitons à :
- demander au Haut représentant qui doit être nommé par le président de
la Commission de l'Union africaine d'offrir une dernière chance au
président sortant de partir dignement avec des garanties de sécurité, et
d'exiger une réponse immédiate de sa part ;
- décider de la création d'une mission militaire dont l'objectif serait
de permettre à la communauté régionale de protéger, aux côtés des
forces de l'Opération des Nations unies en Côte d'Ivoire (ONUCI), toutes
les populations résidant en Côte d'Ivoire dans le cas très probable
d'une explosion de violences massives ; de soutenir l'action militaire et
les décisions qui pourraient être prises par la CEDEAO en fonction de
l'évolution de la situation dans les mois à venir ; et d'aider le
président Ouattara et son gouvernement à assurer leur autorité sur
l'ensemble des Forces de défense et de sécurité et à contrôler
l'intégralité du territoire ;
- demander au Conseil de sécurité des Nations unies d'examiner des
mesures d'urgence qui pourraient prendre la forme d'actions militaires
préventives menées par l'ONUCI afin de protéger plus efficacement les
populations civiles, comme de neutraliser les moyens de mobilité des
forces armées impliquées dans des attaques aveugles à l'arme lourde à
Abidjan ;
- demander au Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine et au
Conseil de sécurité des Nations unies d'adopter des sanctions
individuelles à l'encontre des personnes qui rejettent la décision du
Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine datée du 10 mars
2011, qui sont responsables d'attaques délibérées contre des civils, qui
appellent ouvertement à la violence, ou qui sont responsables de la
diffusion dans les médias audiovisuels et écrits de messages incitant à
la haine et à la violence.
La CEDEAO a joué un rôle clé depuis le début de la crise ivoirienne.
Son leadership est plus important que jamais. Depuis le 28 novembre 2010,
les efforts de Laurent Gbagbo pour se maintenir au pouvoir ne laissent plus
aucun doute sur la menace grave que son régime représente pour la paix et
la sécurité dans toute l'Afrique de l'Ouest. Le coût de l'inaction est
désormais beaucoup plus élevé que celui de la prise de mesures
politiques et militaires fortes.
Avec notre plus haute considération,
Louise Arbour
Présidente de l'International Crisis Group
Excellences,
C'est avec une profonde inquiétude quant à l'aggravation de la situation
sécuritaire en Côte d'Ivoire que nous nous adressons à vous afin de
préconiser des efforts accrus pour arrêter la dérive du pays vers une
véritable guerre civile, qui impliquerait probablement une épuration
ethnique et d'autres atrocités de masse.
Le 10 mars 2011, le Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine a
clos le débat sur l'élection présidentielle du 28 novembre 2010 en Côte
d'Ivoire en endossant le rapport du panel de cinq chefs d'Etat qui a
confirmé Alassane Ouattara comme seul président légitime du pays.
Malheureusement, cette décision n'a guère contribué à mettre fin à la
crise, puisque le régime en place y a répondu par de nouvelles attaques
armées contre les sympathisants d'Alassane Ouattara, et par une violente
répression envers la population.
Des attaques contre des civils sont perpétrées quotidiennement, des cas
de disparitions forcées, de viols et de torture continuent à être
signalés, et le bilan humain dépasse de loin celui, confirmé par l'ONU,
de 440 morts. Les combats entre les forces loyales au président en place,
Laurent Gbagbo, et celles alliées à Alassane Ouattara se sont
intensifiés, incluant l'usage d'armes lourdes, et les déplacements
massifs de population, accompagnés de discours de haine et d'incitations
à la violence, sont des indicateurs préoccupants d'une crise qui
s'aggrave, ainsi que d'un risque d'épuration ethnique et d'autres crimes
de masse. La Côte d'Ivoire n'est plus au bord de la guerre civile, cette
dernière a déjà commen cé.
La Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), forte
du soutien de l'Union africaine, devrait offrir à Laurent Gbagbo une
dernière chance de départ pacifique tout en se préparant activement à
évincer son régime par tous les moyens nécessaires avant qu'il ne soit
trop tard. L'investissement massif de la communauté internationale dans la
paix et la sécurité en Afrique de l'Ouest depuis près de deux décennies
est aujourd'hui menacé.
Dans un rapport publié le 3 mars dernier, International Crisis Group a
identifié trois scénarios à court terme : celui du " pourrissement et de
la division durable du pays ", celui de " la crise sociale et de
l'insurrection populaire " et celui de " la guerre civile ". Nous avions
souligné que le scénario de la guerre civile accompagnée de massacres de
civils était le plus probable et que la situation en Côte d'Ivoire
constituait une menace grave et imminente pour la paix et la sécurité de
toute l'Afrique de l'Ouest. Malheureusement, les faits sur le terrain sont
en train de nous donner raison.
Nul ne doit être induit en erreur par l'appel de Gbagbo au dialogue
inter-ivoirien et à la fin des violences, délivré le 18 mars par le
porte-parole de son gouvernement non reconnu. Le président sortant n'a pas
reconnu de façon claire et définitive la victoire électorale d'Alassane
Ouattara, et le jour suivant, le ministre de la Jeunesse du régime Gbagbo,
Charles Blé Goudé, a appelé les jeunes ivoiriens à s'enrôler
massivement dans l'armée " pour libérer la Côte d'Ivoire des bandits ".
Le futur que Gbagbo propose à son pays se résume à la guerre, à
l'anarchie et à une violence aux dimensions xénophobes, ethniques et
religieuses. La télévision publique ivoirienne, qui est contrôlée par
le régime sortant, a diffusé récemment des images de corps de rebelles,
décrits comme des ressortissants d'autres pays d'Afrique de l'Ouest,
nommément le Burkina Faso, le Sénégal et le Mali. Dans un contexte où
la population est endoctrinée depuis des années par une rhétorique
xénophobe, cela constitue une invitation ouverte à des représailles sur
les communautés immigrées.
La CEDEAO ne doit pas céder au chantage de Gbagbo. La sécurité physique
et économique des ressortissants d'Afrique de l'Ouest vivant en Côte
d'Ivoire ne sera jamais garantie par un régime qui manipule une
rhétorique de solidarité avec les " pays frères " tout en menaçant
leurs citoyens, et qui déchaine des milices pour terroriser tous ceux qui
ne le soutiennent pas. Toute l'Afrique de l'Ouest court le risque d'être
gravement fragilisée par le retour à la guerre civile en Côte d'Ivoire
et par la désagrégation de son gouvernement central. La CEDEAO doit
maintenant prendre des mesures politiques et militaires décisives pour
empêcher l'émergence d'une crise beaucoup plus grande.
Excellences, lors de votre réunion les 23 et 24 mars à Abuja, nous vous
invitons à :
- demander au Haut représentant qui doit être nommé par le président de
la Commission de l'Union africaine d'offrir une dernière chance au
président sortant de partir dignement avec des garanties de sécurité, et
d'exiger une réponse immédiate de sa part ;
- décider de la création d'une mission militaire dont l'objectif serait
de permettre à la communauté régionale de protéger, aux côtés des
forces de l'Opération des Nations unies en Côte d'Ivoire (ONUCI), toutes
les populations résidant en Côte d'Ivoire dans le cas très probable
d'une explosion de violences massives ; de soutenir l'action militaire et
les décisions qui pourraient être prises par la CEDEAO en fonction de
l'évolution de la situation dans les mois à venir ; et d'aider le
président Ouattara et son gouvernement à assurer leur autorité sur
l'ensemble des Forces de défense et de sécurité et à contrôler
l'intégralité du territoire ;
- demander au Conseil de sécurité des Nations unies d'examiner des
mesures d'urgence qui pourraient prendre la forme d'actions militaires
préventives menées par l'ONUCI afin de protéger plus efficacement les
populations civiles, comme de neutraliser les moyens de mobilité des
forces armées impliquées dans des attaques aveugles à l'arme lourde à
Abidjan ;
- demander au Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine et au
Conseil de sécurité des Nations unies d'adopter des sanctions
individuelles à l'encontre des personnes qui rejettent la décision du
Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine datée du 10 mars
2011, qui sont responsables d'attaques délibérées contre des civils, qui
appellent ouvertement à la violence, ou qui sont responsables de la
diffusion dans les médias audiovisuels et écrits de messages incitant à
la haine et à la violence.
La CEDEAO a joué un rôle clé depuis le début de la crise ivoirienne.
Son leadership est plus important que jamais. Depuis le 28 novembre 2010,
les efforts de Laurent Gbagbo pour se maintenir au pouvoir ne laissent plus
aucun doute sur la menace grave que son régime représente pour la paix et
la sécurité dans toute l'Afrique de l'Ouest. Le coût de l'inaction est
désormais beaucoup plus élevé que celui de la prise de mesures
politiques et militaires fortes.
Avec notre plus haute considération,
Louise Arbour
Présidente de l'International Crisis Group