Chers Parents, chers amis, collègues et Confrères, chers frères et sœurs de la Génération Campus Info, comme chaque fois que la grande faucheuse arrache un des nôtres à notre affection, nous nous regroupons dans un réconfort utopiste car, à plusieurs, nous nous sentons plus forts, mais nous n’en sommes pas moins tristes.
Il est des moments de la vie dont on se passerait. Pourtant avertis de notre finitude par le Docteur Schwartzenberg qui disait que « la vie et la mort sont comme deux sœurs jumelles adossées l’une à l’autre », on ne s’y résout pas, je ne m’y résous pas.
Le maitre de la parole s’est tu à jamais. Kabran Appia, l’un des esprits les plus brillants de notre génération, a rejoint ses ancêtres, dans le silence éternel, sans même que nous ayons pu lui dire au revoir…La mort est cruelle !
Normalement, il revient à Yao Noël, son adjoint naturel par le débit du verbe, de prendre la parole pour témoigner et lui rendre hommage au nom de nous tous, ses condisciples, mais la minorité lucide (je reviendrai sur cette atypique notion), a décidé que c’est à moi de le faire, alors j’ai accepté. Après tout, chez nous les gens de robe, il est d’usage que le Bâtonnier rende hommage à un confrère décédé. Et dans notre génération, je reste le Bâtonnier, même ancien, et Me Kabran Appia, un distingué Confrère.
Il me revient donc ce soir, la difficile mission de prononcer, la gorge serrée, l’hommage posthume de notre frère que nous avons aimé, que nous aimons et que nous aimerons toujours, de parler de tous ces « Bouts de Chemins de Vie » qu’il aura fait avec chacun de nous et de ce qu’évoquera, à tout jamais, son nom au sein de cette génération à laquelle il a appartenu pendant plus de quarante (40) ans.
Que dire, que retenir de notre ami et frère Kabran Appia ?
Nous l'avons connu, depuis les années 1978, à ce qui était alors l’Université Nationale de Côte-d’Ivoire, aujourd’hui Université Félix Houphouët Boigny.
Il était inscrit à la faculté de droit avec la plupart d’entre nous et a intégré plus tard l’équipe de Campus Info, journal étudiant crée par Yao Noël au début des année 1980.
Appia était passionné par ses études de droit comme par tout ce qu’il acceptait de faire ; il détestait déjà à l’époque, l’approximation et faisait donc le distinguo entre les étudiants en droit et les apprentis juristes, cette seconde catégorie désignant, à son sens, ceux qui faisaient leurs études de droit en dilettante.
Nous l’appelions affectueusement le « Chief Talker » (le maître de la parole), parce qu’il aimait parler, savait parler, et parlait beaucoup. Très cultivé, passionné et résolument ancré politiquement à gauche, il était tout simplement brillant. Qui plus est, il en était conscient et convaincu ; souvent, jusqu’à l’entêtement.
Notre ami et frère Venance Konan se souvient d’une discussion qu’ils ont eue à l’époque à Campus Info sur un certain sujet. Dans l’impossibilité de trouver un consensus, ils passèrent au vote pour trancher.
Appia fut mis en minorité. Mais il refusa d’accepter sa défaite, au motif qu’il y a souvent « des majorités stupides et des minorités lucides ». Depuis, la formule a été comme brevetée et nous en rions encore jusqu’à ces derniers temps ; nous continuerons d’en rire, en souvenir de lui.
Appia avait une haute idée de sa liberté et de sa justice et ne transigeait pas avec ses principes et ses convictions, ce qui pouvait lui donner une apparence d’homme cassant ou suffisant, radical pour certains, mais il n’en était rien.
Le Chief Talker n’était juste pas formaté dans le moule de la diplomatie. Il était franc, direct, disait sans fioriture ce qu’il pensait, ce qu’il croyait être juste, sans rancune et sans regret.
Les anecdotes à ce sujet sont nombreuses, je vais me limiter à en donner des échantillons. Nous en ferons une compilation plus exhaustive plus tard, lorsque l’étreinte de l’émotion se sera un peu desserrée.
Yao Noël, fondateur de Campus Info et, en cela, pilier de la génération du même nom, raconte qu’un jour à Cocody, son frère et ami Kabran Appia le regarde droit dans les yeux et lui dit : « tu m’étonnes Yao Noël, tu vas militer au PDCI, je te croyais plus intelligent que ça ». Noël est resté sans voix !
Le frère Désiré Gaudji, aujourd’hui Président de chambre au Conseil d’Etat, se souviendra longtemps encore de cette appréciation/évaluation sans appel de son ami Kabran Appia, du même groupe de travaux dirigés que lui, suite à un exposé en droit administratif un peu bâclé, présenté en tandem avec Venance Konan. « Rien en droit ne justifie un tel plan » fit observer Kabran Appia dès la fin l’exposé. Interpelé par un Désiré vexé, sur ce qu’aurait été le plan que le droit devrait justifier, la réponse de Kabran Appia jaillit comme une saillie « Je ne suis pas chargé de faire le plan de l’exposé, mais de le critiquer » ; fermez le ban !
Paulin Djité, un autre des frères de la Génération que la nouvelle du décès brutal a bouleversé raconte : « Je suis allé consulter mes emails pour relire quelques échanges que j’ai eus avec le Chief Talker. Exemple, lorsqu’il venait de perdre son poste ministériel, j’ai cru pouvoir lui remonter le moral en lui disant « Dieu merci de t’avoir sorti de ce panier à crabes, Chief. Tu vas pouvoir te consacrer à ta vraie passion : la pratique du droit. Le Chief Talker me répondit : « Ah non, il n’est pas question de laisser la politique aux incultes ! ».
Tel était notre « Chief Talker », redoutable débatteur, excellent rhétoricien, avec qui ses adversaires craignaient de croiser le fer.
Un jour, plaidant à l’audience de la Juridiction Présidentielle de la Cour Suprême, Me Kabran Appia faisait étalage de son immense savoir. Agacé par la longueur de son intervention, le Président l’interrompit en ces termes : « Maitre, allez droit au but, nous savons tout ça » ! La réplique de Me Kabran Appia fusa, « vous le savez parce que je viens de vous le dire » ; et il continua sa plaidoirie, sans désemparer.
Professionnel irréprochable, juriste et orateur remarquable, il a toujours joui de l’admiration de ses étudiants et de la considération et de la sympathie de ses congénères, de ses collègues, de ses confrères et même de ses adversaires.
Les étudiants qu’il a formés avec abnégation, parallèlement à ses activités politiques et son métier d’Avocat, sont aujourd’hui banquiers, juristes d’entreprises, Avocats, Magistrats, pour certains déjà hors hiérarchie et exerçant à la Cour de Cassation ou au Conseil d’Etat.
Sur le plan humain, il était blagueur et chaleureux. Il avait ses coups de colère, mais cela ne durait jamais bien longtemps et pouvait être suivi, l’instant d’après, d’une invitation à partager un vieux rhum et quelques bons cigares.
Alors, Monsieur le Ministre, cher Confrère, Chief, si répondant en échos à Emmanuel LEVINAS, tu t’es demandé « si ta vie reste encore l’expression d’une personne, c’est-à-dire une valeur normative vers laquelle il faut tendre » ? Par ma voix, tes amis et frères de la Génération Campus Info répondent par l’affirmative. Tu n’as certainement pas vécu en vain.
Chers parents, chers frères, chers amis, Marie-Laure, Cédric, Marie-Virgile, Rozenn, si nous sommes tristes, et nous avons de bonnes raisons de l’être, si nos cœurs sont meurtris à juste raison, suspendons cependant nos ressacs de sanglots, car nous avons l’assurance qu’il nous restera de Monsieur le Ministre Kabran Appia, votre époux, votre père, le souvenir intemporel de l’intellectuel brillant que notre pays, la Côte-d’Ivoire, vient de perdre.
Mieux, je suis porteur d’une bonne nouvelle, que j’emprunte à Jean D’Ormesson : « Il y a quelque chose de plus fort que la mort, c’est la présence des morts dans la mémoire des vivants » !
Kabran Appia ne sera donc jamais effacé du disque dur de la mémoire de la Génération Campus Info. Chaque jour que le Tout Puissant Miséricordieux nous donnera de lui survivre, nos prières et nos pensées positives seront les grelots de ses pas dans son Saint Paradis.
Monsieur le Ministre, frérot, puisque tu es parti sans nous dire aurevoir, tes amis, tes frères, tes sœurs de la Génération Campus Info te disent aurevoir. Ton verbe haut, ton rire si particulier, tes petits yeux railleurs vont nous manquer, ils nous manquent déjà.
Maintenant, que le bateau ivre t’emmène, malgré les tangages et roulis, et te fasse accoster au Havre de Paix promis aux hommes biens, aux hommes de bien.
Reposes en paix, éternellement !
Hommage des Anciens de la "Génération Campus Info" lu par Maître Abbé-Yao, Avocat à la Cour,
Ancien Bâtonnier de l'ordre des Avocats de Côte d’Ivoire