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Politique Publié le samedi 2 mai 2009 | Nord-Sud

Dr Fahé Maurice (Politologue) : “Pour être président, tous les moyens sont bons”

Depuis une quinzaine d'années, la Côte d'Ivoire vit au rythme de l'ivoirité et du patriotisme. Dr Fahé démonte le mécanisme politique qui a conduit à l'utilisation de ces concepts par les différents régimes. Suite et fin de l'interview dont la première partie vous a été proposée jeudi.


•C'est une autre lecture de l'ivoirité…

Je vais répondre à mes devanciers qui ont parlé de ce concept en mettant un bémol en ce qui concerne le Pr Samba Diarra qui est allé plus avant que d'autres. Quand on nous dit que l'ivoirité est un concept culturel, je précise que ce qui confère à un discours son caractère, ce sont les conditions de production, l'organe de production et le lieu. Lorsqu'en août, Bédié, chef de l'Etat et candidat du Pdci, fait son intervention devant la convention de son parti, c'est un homme politique qui tient un discours politique. Ce discours a été produit dans des conditions éminemment politiques, uniquement politiques. Deuxièmement, Jean Noël Loukou n'était pas n'importe qui. Il était le directeur de cabinet du président de la République. C'est lui qui a dit que l'ivoirité était une quête de souveraineté, que les Ivoiriens se révoltaient en fait contre l'assujettissement économique et politique. Mon regret, c'est que ce monsieur pour qui j'ai beaucoup de respect, a oublié que ceux qui aliènent, qui privent le peuple ivoirien de sa souveraineté, ce n'est pas l'ouvrier agricole burkinabé ni le vendeur mauritanien du coin. Mais, c'est la bourgeoisie française, c'est Bolloré, Bouygues, Vinci, Setao, etc. Dans son livre-interview « Les chemins de ma vie », Bédié dit que les Baoulés sont d'origine égyptienne et que lui est d'ascendance royale…


•Quel était l'objectif recherché ?

C'était de se légitimer, d'apparaître comme le mieux préparé, le plus à même d'assumer les fonctions de président. Puisque celui qui est son challenger sera neutralisé par des questions d'origine, le deuxième n'a pas une culture du commandement parce que chez eux, ce sont les plus beaux qui sont chefs, ils n'ont aucune idée de la démocratie. Mais, Bédié n'arrive pas à neutraliser Ouattara. Le discours à l'époque était : qu'est-ce que ce parti qui ne peut pas présenter quelqu'un d'autre ? Si le Rdr choisit quelqu'un d'autre, on l'accepte. Mais, s'il refuse, nous frapperons ce parti jusqu'à ce qu'il se rende compte que c'est Ouattara qui fait son malheur. Il ne s'agit donc pas là de la défense de la patrie en général, mais de défendre les intérêts d'une catégorie sociale bien précise.


•Cette version de la défense de la patrie excluait d'office le Fpi et son président qui étaient en alliance avec le Rdr.

Ils n'étaient pas patriotes en ce moment. Parce que pour des questions de stratégies politiques, le Fpi (Ndlr, Front populaire ivoirien de Laurent Gbagbo) avait besoin de s'allier au Rdr. Je crois fondamentalement que le Fpi et son président ont compris très rapidement que compte tenu de la bataille de leadership à l'intérieur de la bourgeoisie entre Bédié et Ouattara, compte tenu du fait que Bédié est déjà président de la République, il ne pouvait que gagner ce duel. Donc, si lui défend Ouattara qui sera neutralisé, il a la possibilité de recueillir toutes les voix de ses supporters et sympathisants.


•Mais, en 1995, Gbagbo n'a pas été candidat.

Justement parce qu'il a dit que le code électoral divisait les Ivoiriens, ce qu'il ne pouvait accepter. D'où le boycott actif. Entre temps, il y a eu des négociations secrètes en 1995. Le Fpi va conclure un accord avec le Pdci dont les termes non rédigés demeurent inconnus, mais vont se dévoiler progressivement dans le fonctionnement des différents partis politiques. Donc le fait de jeter en prison la direction du Rdr c'était pour faire une leçon. En leur disant : « Laissez donc Ouattara tomber puis vous serez libres. Tant que vous serez accrochés à lui comme unique candidat, vous allez souffrir.» D'ailleurs vous vous rappellerez le discours du président Bédié, le 22 décembre 1999 à l'Assemblée nationale. Discours au cours duquel il dénonce l'ingérence étrangère, il dit que la Côte d'Ivoire s'est librement donné des lois, que la loi est dure mais telle est la loi.


•Comment sommes-nous passés de ce patriotisme à celui que nous vivons depuis 2000-2002 ?

Il n'y a pas de rupture en tant que telle. Rappelez-vous qu'en 1990, le premier qui a levé le passeport de Ouattara pour dire que c'est un étranger, c'est le rédacteur en chef du journal proche du Fpi. Pour aller aux élections, il faut élargir sa base électorale. Les alliances ont servi à cela. Quand on a senti que telles qu'elles étaient faites, les alliances ne pouvaient plus permettre d'atteindre les objectifs qu'on voulait atteindre, on a changé son fusil d'épaule. En 1999, au lieu que ce soit Ouattara qui soit éliminé, c'est Bédié qui est renversé. Du coup, la situation change complètement. Au lieu de chercher les militants du Rdr, il y avait désormais ceux du Pdci. Et, on ne peut arracher le suffrage de ces gens qu'en reprenant le discours et la conduite politique du chef de leur parti. Le président du Fpi a sauté sur l'occasion. Rappelez-vous son discours à Bouaké : « Celui qui touche à un Baoulé me trouvera sur son chemin ». Donc, il s'est posé de façon claire en successeur, sur les mêmes bases, du président renversé.

Deuxièmement, le 20 mars à l'ex-Aitaci (Ndlr, dans la commune de Treichville), s'est tenue une réunion historique qui symbolise la naissance du Front patriotique. Et, cette réunion, le président du Fpi l'a convoquée en faisant du porte-à-porte. Il l'a dit dans son intervention. La réunion était supposée porter sur la fraude sur la nationalité. Très vite, elle s'est focalisée sur la question de l'éligibilité de Ouattara. Donc, il s'agissait toujours de la lutte pour l'élargissement de sa base électorale.


•En utilisant au mieux l'argument patriotique.

Pour être président, tous les moyens étaient bons. En tout cas, c'est le sentiment que j'ai. Parce qu'aucune question de principe n'a été posée. Dans cette perspective, tout ce qui pouvait être fait pour que plus de gens votent pour lui a été utilisé. Donc le Front patriotique naît le 20 mars 2000, à l'ex-Aitaci. On passe de l'ivoirité à la défense de la patrie. « Il ne faut pas brader la Côte d'Ivoire, le pays va disparaître », étaient les slogans de l'époque. Le sous-entendu était direct. C'est-à-dire que s'il y a plus de descendants d'étrangers, nous, Ivoiriens d'origine, serions réduits à la portion congrue, les étrangers vont commander. Donc on a ameuté les gens, on a brandi devant le peuple qui aspirait depuis 1985 à la liberté et à la démocratie véritable, le chiffon rouge de l'assujettissement, de la dépossession économique. Et le peuple, qui n'a fait que prendre connaissance des périls qu'on lui a présentés, a suivi. Après le coup d'Etat de 1999, il y a eu trois mois d'accalmie. Mais, le Rdr et ses alliés ont quitté le gouvernement. J'entends dire que le général Guéi voulait son intérêt personnel. Ce n'est pas si simple que ça.


•Comment ?

Il faut se rappeler que lorsqu'il prend le pouvoir, il essaie d'abord de faire une Opa sur le Pdci. Il fait un appel du pied à ce parti en disant : « Je suis la personne qui peut le mieux défendre les intérêts du moment, je suis au pouvoir, je suis l'un des vôtres. Soutenez-moi pour que je sois élu ». Une partie comprend cela en termes d'intérêts de classe, mais l'autre partie pose le problème en termes monarchiques. Donc, ce sont les intérêts d'une partie de la bourgeoisie et du néo-colonialisme (Français, Saint-Cyriens) qui ont poussé Guéi.

Le Fpi et ses alliés tentaient de faire croire qu'il ne pouvait pas gérer la situation. D'où la situation d'insécurité de 2000.

Là aussi, le contenu de la défense de la patrie coïncide avec l'ivoirité. La question foncière, celle de l'emploi,…


•L'on se rappelle la fameuse communication du Conseil économique et social sur le seuil de tolérance en matière d'immigration.

Oui. C'est dans la formulation que les choses diffèrent. Ce qui est grave, c'est que c'est sous la deuxième République qu'on pose comme lieu d'établissement de la citoyenneté des gens leur village. C'est la notion : tout le monde a un village. Pour établir que vous êtes Ivoirien, allez dans votre village pour établir votre carte d'identité. En fait, si on pousse l'analyse un peu plus loin, ce n'est pas le village en tant que tel qu'on cherche, c'est le rattachement à une ethnie. Sinon, on a dit dans l'ivoirité que : est susceptible de revendiquer son ivoirité toute personne née ivoirienne, de père et de mère Ivoiriens d'origine et qui appartiennent à une ethnie autochtone. C'est ainsi que vous pouvez être né à Duékoué comme le maire d'Abobo, y avoir fait vos classes, parler la langue, lorsque le jour d'établissement de votre carte d'identité arrive, on vous dit que vous êtes d'Odienné. Alors que ce n'est que votre père qui est d'Odienné. Des cas comme celui-ci se sont posés. Donc je dis que l'utilisation de l'ivoirité et la défense de la patrie n'ont été que des dérivatifs politiques aux fins de satisfaire les intérêts politiques d'une catégorie sociale bien donnée.


•Mais, en 2002, le Fpi est au pouvoir et la guerre éclate. L'on peut quand même lui accorder le bénéfice de la bonne foi dans la défense de la patrie.

Le problème n'a jamais été une question de bonne ou de mauvaise foi. Celui qui dit qu'il défend un intérêt est de bonne foi. C'est la même situation que quand les gens disent qu'ils sont exclus. On leur répond : non, vous avez tout et vous vous dites exclus. C'est lui seul qui est capable de dire la situation qu'il vit et ce qu'il ressent.


•Il y a tout de même l'attaque armée ?

Soyons sérieux, ce n'est pas le premier coup d'Etat en Côte d'Ivoire. Il y a eu plusieurs tentatives où on n'a pas parlé d'attaque de la Côte d'Ivoire. Prenez le moment du début et celui de la fin. Aujourd'hui, on reconnaît, par les accords qui ont été passés, qu'il s'agissait d'une tentative de coup d'Etat. Ce n'est pas une invasion étrangère. Les accords disent les parties au conflit. La tentative de coup d'Etat attaque le gouvernement qui est en place et non le pays.
Souvenez-vous le 22 septembre, le drapeau national a refleuri.

A l'image de ce qui s'est passé à Washington le 11 septembre, le patriotisme a connu une nouvelle naissance.


•Il y a eu cette adhésion populaire.

L'adhésion populaire a été suscitée. C'est un contexte qui a été préparé dans lequel on disait depuis toujours qu'il y a des ennemis de la République. Si ceux-ci passent à l'acte, c'est normal que ceux qui sont prêts à défendre la République se lèvent. Il faut se rappeler le discours du 20 septembre 2002 du président de la République. Ce n'est pas un discours qui tend à dire qu'il y a eu une tentative de coup d'Etat et que le gouvernement fera tout ce qu'il faut pour rétablir l'ordre. Il dit qu'il est venu pour prendre les armes et que la lutte commence. Donc, c'est un discours d'appel au soutien du peuple, mais aussi au soutien de la France. En donnant l'impression que l'attaque était dirigée de l'extérieur, on voulait faire fonctionner les accords de défense. L'objectif n'a jamais été atteint. Donc quand vous dites bonne foi, je dis qu'on ne change pas de situation. C'est toujours dans la volonté d'utiliser un phénomène, un fait pour le retourner contre son adversaire en vue de légitimer les actes qu'on pose.

Aujourd'hui, si vous parlez de défense de la patrie en termes de bilan, la question est : qu'a-t-on obtenu par rapport aux objectifs initiaux ? Est-ce que la Côte d'Ivoire est plus indépendante aujourd'hui qu'elle ne l'était au 22 octobre ?


•Mais, on a dit que la Côte d'Ivoire était attaquée et qu'il fallait la défendre. Il fallait défendre la République. On a glissé vers une catégorisation des Ivoiriens entre ceux qui défendent la République et les autres.

Si vous voulez créer les conditions de votre maintien dans une situation donnée, votre rôle c'est d'amener à vous le plus de gens possible. Et ceux qui ne viennent pas à vous sont vos adversaires. C'est ce qui s'est passé. Cela n'est pas étonnant. Que vous dites : « tous ceux qui me défendent sont mes amis et tous ceux qui ne le font pas sont mes ennemis », c'est une position politique normale. La classe dirigeante, la bourgeoisie, pose toujours ses objectifs comme des objectifs nationaux.


•Nous sommes arrivés à une situation où il y a les patriotes et les autres.

Ceux qui se donnent comme tels je dis qu'il y a des intérêts nationaux objectifs.


•Et qui sont ?

On peut tout à fait et honnêtement revendiquer l'abrogation des accords de défense. On peut objectivement revendiquer l'abrogation des conventions monétaires qui font circuler dans notre zone l'euro plutôt qu'autre chose. Ce sont des conditions objectives de la liberté de manœuvre du gouvernement de Côte d'Ivoire. Celui qui les pose, il défend les intérêts nationaux sans considération d'un groupe donné. Au niveau de la dette, nous avons remboursé plus que ce que nous avons emprunté. Et, la dette actuelle est un instrument d'asservissement qui nous oblige à mener des politiques qui ne sont pas forcément pour le bien-être de la population. Cela fait 30 ans que nous sommes sous ajustement structurel. La patrie, c'est les conditions objectives de vie des citoyens, du plus grand nombre.


•Si je suis votre raisonnement, comment peut-on concilier le fait d'être patriote et de donner des pans entiers de l'économie à l'ennemi ? Il y a le port, les contrats dans le pétrole. Le président de l'Assemblée nationale l'a reconnu.

C'est pourquoi je ne voulais pas défendre le patriotisme de façon abstraite. Ça renvoie à des actes, à des décisions, etc. Si vous proclamez une chose et que vous faites le contraire, votre adversaire est fondé à remettre en cause la légitimité de votre discours. C'est le rôle de l'opposition. Personne ne peut m'attaquer sur la question du patriotisme. Parce qu'il ne sera pas capable de démontrer qu'il défend mieux la patrie que moi. Tout citoyen, tout régime politique qui pose la question des intérêts fondamentaux de la Côte d'Ivoire, de la liberté pour les gouvernants, je ne dis pas ceux du moment, d'avoir la maîtrise totale des ressources du sol et du sous-sol pour le bien-être de la population de la Côte d'Ivoire, je dis qu'il fait du patriotisme. Il faut abroger les traités. Il n'est pas nécessaire de dire que c'est Houphouët qui les a signés, il est mort.


•En France, on parle désormais de patriotisme économique.

Il protège les intérêts français d'abord. L'objectif du gouvernement français aujourd'hui, c'est que sous l'effet de la crise, tous les travailleurs français ne se retrouvent pas à la rue. Ce ne sont pas les intérêts de Wall Street qu'il défend d'abord. Si Sarkozy veut être réélu, il est obligé de prendre des mesures en faveur des ouvriers, des classes moyennes.


Interview réalisée par Kesy B. Jacob
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