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Politique Publié le mercredi 24 février 2010 | Débats Courrier d’Afrique

Redéfinir la souveraineté des Etats

La notion de souveraineté des Etats est une notion à la fois politique et juridique. Elle relève du droit public, qui en définit le contenu et en indique la portée. Formulé à la fin du XIXe siècle, ce principe, pour autant qu’il se réfère à l’Etat considéré comme sujet du droit international, reste toujours d’actualité. Du point de vue de son contenu, la notion de souveraineté traduit le fait que l’Etat souverain n’agit que selon sa propre détermination, et que ce choix ne peut se manifester qu’à l’intérieur des règles du droit1. Suivant la plupart des auteurs, la souveraineté se compose de deux éléments complémentaires : une face interne qui est l’autonomie, et une face externe qui est l’indépendance. Par l’autonomie, l’Etat exerce sur son territoire une juridiction suprême par rapport à ses composantes et monopolise la contrainte physique. Sa compétence est discrétionnaire, son autorité est immédiate. Par l’indépendance, l’Etat entretient des rapports directs avec les autres Etats et traite avec chacun d’eux sur un pied d’égalité. C’est l’affirmation en droit international du principe de l’égalité souveraine des Etats.

Mais cette définition de la souveraineté des Etats est peu satisfaisante et ne traduit pas toute la réalité de la vie des hommes et celle des sociétés humaines sur la terre. En effet, il n’existe pas de souveraineté absolue en dehors de celle détenue par Dieu. De fait, « tout pouvoir vient de Dieu ». Et c’est lui seul qui délègue une partie de ses pouvoirs à qui Il veut ; aux hommes politiques (chefs de l’Etat), aux chefs religieux ou guides spirituels, aux chefs coutumiers… dont les pouvoirs ne sont en définitive que des pouvoirs délégués ou des pouvoirs parcellaires et non absolus. L’exercice de ces pouvoirs délégués est aussi tributaire de certaines autres contraintes de la vie en société.

La fiction juridique utile de la souveraineté absolue des Etats

La souveraineté des Etats n’a jamais cessé d’être hybride et imparfaite. Elle relève plutôt d’une fiction juridique. Dès l’origine, les acteurs s’en réclamant l’ont fait au nom de leur intérêt particulier et dans les limites de celui-ci : les rois européens ont invoqué pendant des siècles la souveraineté pour échapper à la tutelle du pape ou à celle de l’empereur. Par ailleurs, si la souveraineté des rois comme celle des peuples suppose que les autres Etats ne se mêlent pas de leurs affaires, l’histoire jusqu’à une date récente n’est au fond que l’histoire des formes d’ingérence et de conflits en découlant. Les conflits frontaliers n’ont jamais cessé d’exister entre Etats indépendants. Le conflit entre le Cameroun et le Nigeria à propos de la péninsule de Bakassi en est une illustration. La résolution de ces nombreux conflits en Afrique et dans le monde implique l’effort conjugué des Nations Unies et de la communauté internationale qui ont pour devoir de garantir la paix et la sécurité internationales. D’ailleurs le règlement de ce conflit en faveur du Cameroun n’a été possible que grâce à un arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ) en date du 10 octobre 20022. C’est dire que l’indépendance pure et simple d’un pays est irréaliste et impossible ; surtout dans un monde interdépendant, à l’heure de la mondialisation.

La vie dans la société mondiale est caractérisée par un savant dosage des principes de souveraineté des nations et de coresponsabilité ou de solidarité des divers acteurs (individus, firmes, Etats, etc.) vis-à-vis de l’avenir des hommes et de la planète. L’ouverture des Etats du monde à la souveraineté relative et partagée est toutefois plus affirmée que leur volonté de rester renfermés sur eux-mêmes au nom d’un principe de souveraineté. De nos jours, tous les pays de la société mondiale, en particulier les Etats modernes, sont toujours plus interdépendants et les Etats puissants tirent de cette interdépendance – que l’on appelle mondialisation – leur croissance et la prospérité de leurs sujets3.

L’avènement des organisations supranationales dans la régulation de la société mondiale

La souveraineté des Etats est limitée du fait de l’inscription de ces derniers dans la mondialité caractérisée par l’activité des organisations internationales, principalement celles qui ont pour objet la coordination interétatique. Si la vieille conception de la souveraineté des nations comme celle des peuples n’est plus affirmée dans toute sa rigueur, c’est bien parce que des acteurs de plus en plus nombreux sont inscrits dans le champ international, avec des possibilités d’action réelles. C’est le cas du champ de l’économie où les firmes multinationales ont évidemment des stratégies propres. C’est également l’exemple des organisations non gouvernementales et des organisations internationales (de coopération, d’intégration, de coordination…). Leur implication est connue dans les sommets et les conférences sur la population, l’urbanisme ou l’écologie, réalisés sous l’égide de l’Onu. Mais, à l’heure où les Etats majeurs renoncent à l’intervention directe, dans bon nombre de cas, leur rôle est crucial, par exemple sur les questions de gestion des conflits. En Afrique de l’Ouest par exemple (en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Liberia…), la CEDEAO et l’Union africaine ont joué un grand rôle dans la résolution des conflits. A travers ces deux organisations internationales, la communauté internationale africaine a pu intervenir pour aider ces pays à retrouver une certaine stabilité politique et sociale. Elle a contribué aussi à la définition de conditions idoines pour la restauration de la paix et de la réconciliation. Ce que ces Etats ont été incapables de faire par eux-mêmes.

Les temps modernes nuancent de ce point de vue la vision tranchée de la souveraineté nationale. Une certaine organisation de la société mondiale apparaît de façon visible4. Elle a commencé à partir de la création de l’Organisation des nations unies (ONU), puis de la mise en place des organisations internationales, continentales et régionales. La supranationalité conduit à partager de facto la souveraineté nationale, et à la rendre divisible. Les traités l’emportent sur la loi. Si leur ratification par le vote du Parlement affirme la souveraineté nationale, celle-ci est bridée, et le mandat des parlementaires en matière de ratification des traités internationaux est de pur enregistrement sans pouvoir d’amendement, avec la seule capacité de les adopter ou de les rejeter. Les directives prises par les organisations internationales comme l’UEMOA, par exemple, s’appliquent directement au sein de l’Etat et deviennent par conséquent un élément de l’ordonnancement juridique interne des Etats parties à cette organisation.

Un nouvel accord entre les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies a conduit à son engagement actif dans les crises et les conflits internationaux et internes, à travers l’adoption de mesures collectives significatives. Ces mesures, allant des opérations de maintien de l’ordre et ou d’imposition de la paix aux sanctions économiques, en passant par la tutelle politique de certains Etats et territoires, l’établissement de tribunaux internationaux chargés de faire respecter le droit humanitaire (TPIY, TPIR, TSSL) et l’autorisation du recours à la force, ont souvent été exécutées sans le consentement des gouvernements concernés.

Bien qu’accompagné de grincements sociaux douloureux, liés aux nécessaires mutations de l’économie de la nation, et de la montée du discours populiste aux extrêmes de l’échiquier politique, l’abandon de pans entiers de souveraineté est source de progrès économique et de paix sociale intérieure, mais également de paix extérieure. Il reste que les Etats, notamment ceux d’Afrique, par leur histoire, leur droit et leurs pratiques, sont mal préparés à s’impliquer dans un jeu mondial de plus en plus interdépendant. Mais tout est question d’éducation et de prise de conscience du fait que les Etats, de même que les individus vivent au sein d’un ensemble, la société mondiale, dans laquelle ils partagent de façon solidaire la même destinée. Cette situation de coresponsabilité s’apparente, en droit commercial, à la vie dans une société en nom collectif (SNC) dans laquelle tous les associés sont responsables des actifs et des passifs, au même titre.
Les impératifs liés au respect des droits de l’homme relativisent aussi la souveraineté des Etats

La reconnaissance des droits de l’homme comme valeur centrale des relations internationales a également un impact sur les anciennes conceptions de l’Etat souverain. Ainsi, le fait que certains gouvernements soient les auteurs des pires violations des droits de l’homme contre leurs ressortissants a été largement condamné depuis la fin de la guerre froide. La communauté internationale ne tolère plus en effet l’alibi des frontières étatiques pour couvrir les atteintes aux droits de l’homme.
Un Etat ne peut prétendre à la souveraineté absolue sans démontrer la volonté de protéger les droits de son peuple. « L’Etat qui revendique sa souveraineté ne mérite le respect que s’il protège les droits de base de ses citoyens. Ses droits émanent des droits des citoyens. Lorsqu’il les viole, “la présomption de consentement” entre le gouvernement et les gouvernés disparaît et le droit de l’Etat à la souveraineté disparaît en même temps5». Lorsque les gouvernements d’un pays ne réussissent pas à protéger les droits de l’homme, lorsqu’ils adoptent sciemment des politiques qui donnent lieu à des crimes contre l’humanité ou à des violations massives des droits de l’homme, la communauté internationale doit intervenir et a le devoir de protéger les personnes en danger dans ce pays. Ce type d’intervention ne nie pas le principe de souveraineté, mais le relativise. En effet, la souveraineté ne signifie plus exercer un contrôle absolu sur un pays, mais il signifie assumer ses responsabilités de gouverner en respectant un certain nombre de principes comme les droits et devoirs des citoyens, les libertés individuelles, les droits de l’homme... C’est pourquoi, lorsqu’elle intervient dans les pays en crise en vue du maintien et du rétablissement de la paix (dans le cadre du chapitre VII de sa charte), l’ONU a prévu au sein de ses missions, des Divisions droits de l’homme dont l’objectif est de veiller au respect des droits de l’homme.

Le principe de la compétence universelle, autre élément de relativisation de la souveraineté des Etats

La redéfinition de la souveraineté pour inclure le devoir de protéger les droits de l’homme s’est faite parallèlement à la reconnaissance et à la codification de la responsabilité individuelle pour les crimes internationaux. Parallèlement au respect des droits de l’homme, les Etats ont le devoir de mener des enquêtes, d’engager des poursuites et d’extrader les auteurs de crimes. En effet, l’un des éléments primordiaux du principe de la souveraineté des Etats est le pouvoir qu’ils ont de juger et de punir les auteurs des infractions commises sur leur sol. S’ils ne le font pas, s’ils sont dans l’incapacité de le faire ou s’ils se refusent à le faire, les autres Etats et les tribunaux internationaux peuvent le faire à leur place au nom du principe de la compétence universelle reconnue à certains tribunaux. Ce principe, ainsi que la création des tribunaux internationaux, fait que le procès et la condamnation de certains criminels échappent au monopole des juridictions nationales.
En septembre 1998, l’ancien président chilien, Augusto Pinochet, a été arrêté à Londres suite à une demande d’extradition de l’Espagne pour répondre de meurtres, de disparitions de personnes et de tortures commises pendant son mandat. En janvier 2000, Hissène Habré, ancien président tchadien, a été inculpé par le procureur général du Sénégal pour des délits similaires. En mai 1999, le Bureau du procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a inculpé Slobodan Milosevic, alors président de la Yougoslavie.
Le développement des principes de juridiction universelle et la création parallèle de cours pénales internationales sont la concrétisation d’une mondialisation de la justice caractérisée par une synchronisation des principes légaux, de la juridiction légale, de l’ampleur et des éléments des crimes internationaux, des procédures, etc., où les coupables peuvent être jugés par différents tribunaux (internationaux, nationaux ou étrangers), mais bénéficient des mêmes normes de procès équitable. Dans les pays déchirés par les guerres civiles, tels que la Sierra Leone, le Liberia, le Rwanda, le Cambodge, les cours de justice nationales ont été coparrainées par les Nations unies afin qu’une plus grande légitimité leur soit conférée et que des garanties et un soutien judiciaire leur soient assurés. Il est encourageant de voir que les poursuites pénales engagées pour juger les crimes passés sont considérées dans de nombreux pays comme un élément nécessaire à la paix. D’un autre côté, dans les situations où les crimes contre l’humanité n’ont pas donné lieu à des poursuites, les chances de trouver une solution durable aux crises sociopolitiques semblent incertaines.


D’une façon générale, la souveraineté constitue encore, dans bien des pays du Sud, en Afrique (au Soudan par exemple) ou en Amérique latine, une revendication des dirigeants politiques et d’une partie des populations qui la considèrent comme un moyen de combattre l’injustice sociale ou l’impérialisme de puissants voisins ou des anciennes puissances coloniales. Or, la souveraineté des Etats n’est plus le simple droit d’exercer le pouvoir sur un territoire défini. Il s’agit plutôt d’un engagement à gouverner d’une manière acceptable et conforme aux règles de la vie dans la société mondiale. Le droit international, bien qu’encore rigide dans ses principaux postulats6, devient plus souple lorsqu’il s’agit d’une intervention transfrontalière pour instaurer la paix, la stabilité et la sécurité internationales, pour protéger les droits de l’homme et pour poursuivre les auteurs de délits dans un pays étranger, ou encore dans le cadre des échanges commerciaux. Il s’agit là de situations qui échappent totalement à la volonté des Etats, pris individuellement, lesquels sont obligés de s’inscrire dans le mouvement d’ensemble et d’obéir aux principes de la société mondiale.

Kassimi Bamba
CERAP /INADES
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