Ancien compagnon de lutte de Laurent Gbagbo, le Professeur Bamba Moriféré, président du Parti pour le progrès et le socialisme (PPS), se prononce sur l’actualité politique ivoirienne et guinéenne. Il appelle de tous ses vœux à la tenue effective de la présidentielle du 31 octobre prochain, mais aussi et surtout, demande une mobilisation totale des Ivoiriens pour arracher les élections à Gbagbo.
Le Patriote: Vous êtes l’une des figures de proue de l’avènement du multipartisme en Côte d’Ivoire. Depuis votre départ du gouvernement de transition sous la junte militaire dirigée par le Général Guéi, vous vous êtes éloigné du pays. On vous entend et on vous voit de moins en moins sur l’échiquier politique. Alors pourquoi ce silence?
Pr Bamba Moriféré : Je ne crois pas que me concernant, l’on puisse parler de silence. Je m’exprime assez régulièrement lorsque cela est nécessaire sur l’actualité politique nationale. Pendant ces dernières années, mes camarades et moi, nous avons pris différentes initiatives notamment dans le sens du rassemblement des forces progressistes et démocratiques pour sortir notre pays de la situation désastreuse qu’elle connaît aujourd’hui. A cet effet, nous avons organisé de nombreuses manifestations dont votre journal s’est quelquefois fait l’écho.
C’est ainsi que mon parti, le Parti pour le Progrès et le Socialisme (PPS), ainsi que d’autres formations ont mis sur les fonds baptismaux le CAP, (Congrès pour une alternative populaire) qui est une fédération de partis, et qui n’a cessé de se battre pour la mise en place d’une véritable transition assainie incluant l’ensemble de la classe politique et les forces vives. Seule une telle fédération aurait été capable de mettre en place un véritable gouvernement de transition composé de personnalités compétentes et expérimentées pour conduire la Côte d’Ivoire vers des élections justes et transparentes, seule voie pacifique d’issue à la crise actuelle. C’est ce qui vient de se passer en Guinée. Je peux vous affirmer que nous poursuivons et poursuivrons ce combat. Sachez en tout cas que ma détermination et mon engagement restent total. Je ne pense donc pas qu’on puisse parler de silence de ma part. D’autant moins d’ailleurs qu’à la présidentielle de 2000, puisque vous remontez jusqu’à cette date, j’étais moi-même candidat. Vous vous rappelez certainement les conditions scandaleuses dans lesquelles ma candidature ainsi que celles de 13 autres candidats ont été injustement rejetées, sous des prétextes aussi ridicules que fallacieux. C’est donc ce coup d’état électoral qui a signé l’acte de naissance de l’actuel régime FPI. Je ne voudrais pas m’attarder sur tout cela aujourd’hui. Dès la prise de pouvoir du régime du FPI, vous avez vous-mêmes été témoin de toutes les tracasseries dont j’ai été l’objet, notamment pour m’empêcher de quitter librement le territoire national à l’occasion de différents voyages que j’avais à effectuer, sous le prétexte fallacieux de subversion. Vous vous souvenez certainement de ce qu’on a appelé à l’époque, le ‘’Complot de la Mercedes noire’’, complot dont j’étais accusé d’être l’instigateur.
Mais depuis quelques années, notamment depuis la signature de l’Accord politique de Ouagadougou (APO), le processus électoral et politique est quasiment pris en otage par les deux belligérants avec pour conséquence, un manque évident de volonté politique pour organiser effectivement l’élection présidentielle. Laquelle est pourtant présentée comme la solution pacifique de sortie de crise. C’est cette situation de prise en otage du pays avec le refus d’organiser les élections par des manœuvres dilatoires, qui vous donnent l’impression que nous sommes silencieux.
LP: Les tracasseries que vous avez subies proviennent tout naturellement du parti au pouvoir et de Laurent Gbagbo, qui est votre ami, au vrai sens du mot, vous le connaissez très bien. Alors quelle différence y a-t-il entre le Gbagbo de l’opposition, qui a prôné les grandes valeurs, et le Gbagbo que vous découvrez à la pratique du pouvoir?
Pr BM: Evidement, vous avez parfaitement raison lorsque vous comparez le Laurent Gbagbo d’hier dans le mouvement progressiste et démocratique et le Laurent Gbagbo aujourd’hui à l’épreuve du pouvoir. Je me suis déjà exprimé à maintes reprises sur la question. J’ai déjà déclaré à l’un de vos confrères que je ne me reconnaissais plus en Laurent Gbagbo, le camarade, le compagnon, l’ami, le frère de combat qu’il a été pendant toutes ces années de lutte, au moment où nous combattions ensemble, côte à côte, contre le régime du parti unique, pour la démocratie, l’Etat de droit, les libertés individuelles et collectives, la justice sociale, l’unité nationale et l’indépendance nationale véritable de notre pays et de l’Afrique, puisque nous étions des panafricains convaincus. Nous avons mené ces combats pendant des décennies. D’abord, au sein du mouvement étudiant, puis au sein du SYNARES. Ensuite dans nos partis politiques naissants, dans la clandestinité, puis dans la légalité à partir de 1990, au sein de la gauche démocratique. Nous avons ainsi été à la base de toutes les coalitions et rassemblements qui ont vu le jour dans le cadre de la lutte pour la démocratie, notamment le Front républicain. D’ailleurs, il s’agit moins de Laurent Gbagbo en tant qu’individu que d’un parti politique, le FPI, qui gère la Côte d’Ivoire pratiquement depuis l’an 2000 et qui, pour nous, a dévié de toutes les valeurs et des idéaux dont je viens de vous parler. Aujourd’hui, le régime du FPI est aux antipodes de toutes ces valeurs. Ce régime a délaissé toutes les valeurs pour lesquelles nous nous battions: la démocratie, la bonne gouvernance, l’Etat de droit, la justice sociale, la moralisation de la vie publique, la culture de l’excellence.
Comme vous le savez, l’instauration du multipartisme, la liberté de manifester, la Commission électorale indépendante, le vote à 18 ans, le code électoral avec urnes transparentes, la délibération au sein des bureaux de vote et la remise de procès-verbaux originaux aux représentants des partis, sont quelques uns des acquis de nos luttes. Or, que constatons-nous aujourd’hui? Le droit élémentaire de manifester pacifiquement est foulé au pied. Par exemple, la marche pacifique des jeunes Houphouetistes du 15 mai 2010 a été transformée en une affaire d’Etat. Le pays est dans une situation désastreuse marquée par un chômage sans précédent, notamment des jeunes, une corruption galopante, l’enrichissement illicite, les détournements des deniers publics, le tout dans une totale impunité. A preuve, les détournements présumés de la filière cacao ne sont toujours pas élucidés, pendant que les coupables présumés croupissent encore en prison sans jugement. Vous venez vous-mêmes d’être témoin du spectacle piteux que vient de nous offrir notre Assemblée nationale du fait des députés FPI, qui contre tout bon sens, se sont fermement opposés à la mise en place d’une Commission d’enquête parlementaire sur l’affaire Tagro. En s’opposant ainsi à toute initiative allant dans le sens de la manifestation de la vérité, ce parti s’oppose à la démocratie.
Quant à nous, nous avons décidé de continuer le combat pour la démocratie en Côte d’Ivoire, pour l’indépendance véritable de notre pays. Sur cette base, nous demeurons bel et bien dans l’opposition au régime FPI.
LP: La Côte d’Ivoire a fêté le 7 août dernier, les 50 ans de sa souveraineté nationale. Vous qui avez été Député, vice-président de l’Assemblée nationale, Ministre, animateur politique de premier plan, comment avez-vous vécu ce cinquantenaire?
Pr BM: Tristement. Effectivement, beaucoup de pays africains, fêtent cette année, le cinquantenaire de l’indépendance de nos pays. Dans la plupart des cas, ce sont des indépendances formelles, quand on connaît la manière dont elles ont été acquises, à l’exception de la Guinée, qui, à l’époque, avait su dire Non à De Gaulle, le 28 septembre 1958, prenant ainsi son destin en main en dehors de tout paternalisme et néocolonialisme. Nous autres, notre combat a toujours été de lutter pour que ces indépendances deviennent des indépendances réelles et véritables pour permettre à l’Afrique de traiter d’égal à égal avec les autres Etats et Nations. Cela pour permettre un véritable développement de l’Afrique et pour lesAfricains. Je vous rappellerais que nous autres, lorsque nous étions étudiants, et que nous militions dans les organisations panafricaines progressistes, comme la FEANF (Fédération des étudiants d’Afrique noire en France), notre mot d’ordre à l’époque, dans les années 60-70, c’était ‘’Unité africaine, démocratie et indépendance nationale’’. A cette époque des indépendances, la jeunesse africaine était donc à l’avant-garde et en avance sur la revendication de l’indépendance nationale véritable. Il est clair aujourd’hui, que lorsqu’on revient au cas particulier de la Côte d’Ivoire, c’est un cinquantenaire triste. Parce qu’il a lieu dans un contexte de déficit démocratique. Il a lieu dans un contexte de recul de la démocratie et il a lieu dans un contexte où cela fait maintenant cinq ans que les élections auraient dû avoir lieu et qu’elles n’ont toujours pas lieu, essentiellement par faute de volonté politique, et dans un marasme économique et social sans précédent. Avec un gouvernement qui n’est plus élu. Donc qui n’a plus de légitimité. Qui a été mis en place suite à un arrangement politique. Et qui freine des quatre fers pour organiser l’élection. Nous devons lutter pour que le nouveau cinquantenaire qui s’ouvre soit celui de la démocratie et du développement pour la Côte d’Ivoire et pour l’Afrique. En effet, je crois profondément que ces deux concepts démocratie et développement sont intimement liés. Pour cela, les Forces vives de la Nation doivent s’approprier la date du 31 octobre 2010 pour l’organisation effective de l’élection présidentielle, sans aucune autre possibilité de report. Le nouveau cinquantenaire débutera ainsi avec la première élection libre, démocratique et concurrentielle de la Côte d’Ivoire indépendante, qui aboutira, avec le changement qui s’ensuivra nécessairement, sur la reconstruction d’une Côte d’Ivoire nouvelle, dans le cadre d’un régime nouveau bénéficiant de la légitimité populaire.
LP: A l’occasion justement des festivités de ce cinquantenaire, le chef l’Etat qui avait auparavant promu des généraux leur a clairement signifié ceci : «Si je tombe, vous tombez aussi». Que vous inspirent ces propos?
Pr BM: C’est tout à fait étonnant de la part d’un chef d’Etat. Nous sommes des démocrates. Nous lutons pour la démocratie et l’Etat de droit. Nous estimons que le rôle d’une Armée qui se veut républicaine, ce qui est l’objectif assigné à notre Armée par tous les accords successifs depuis les accords de Marcoussis, c’est, premièrement, la protection des frontières et de l’intégrité territoriale. Deuxièmement, la protection des personnes et des biens. Notre Armée doit se tenir rigoureusement en dehors du débat politique partisan. C’est la seule condition pour elle de maintenir son unité et sa cohésion. Mais le rôle d’une Armée, ce n’est pas de maintenir au pouvoir par la force et contre le verdict des urnes, un chef d’Etat, voire de lier son sort à celui d’un candidat à la présidentielle, qui n’est qu’un candidat parmi les autres candidats, tous Ivoiriens au même titre. Je suis donc surpris de ces propos du chef de l’Etat. Surtout, après le discours qu’il a lui-même prononcé le soir du 6 août, qui, il faut le reconnaître, était à la hauteur de l’évènement. Mais par ces propos, il nous ramène en arrière. Il nous ramène dans les années 1960, où les Armées africaines avaient pour fonction principale de maintenir les régimes néocoloniaux de partis uniques en place, avec l’aide des contingents locaux des Armées de l’ancienne puissance coloniale. On voudrait revenir au parti unique qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Je pense que ces propos sont non seulement inacceptables, mais ils sont indignes d’un chef d’Etat qui, dans le même temps, affirme vouloir organiser l’élection présidentielle le 31 octobre 2010. Notre Armée doit rester impartiale. Je l’invite à rester sourd aux chants des sirènes, son salut, ainsi que celui de la nation, en dépendent.
LP: Ces propos du chef de l’Etat font craindre pour la tenue de la présidentielle, prévue pour le 31 octobre prochain. Croyez-vous en ces élections ?
Pr BM: Comme je l’ai toujours dit, je crois aux élections. Et ces élections finiront par avoir lieu, quoi qu’ils fassent. Le pays ne pouvant demeurer éternellement dans l’impasse actuelle. Mais je ne crois pas que l’organisation de l’élection présidentielle sera de la seule volonté du chef de l’Etat. Ce sera la résultante de la mobilisation des Ivoiriens. C’est pour cela que j’appelle les ONG, les Ivoiriens, au-delà de toute sensibilité politique, à s’approprier la date du 31 octobre, à se mobiliser, parce que seule cette mobilisation peut permettre la tenue effective des élections. Si cela doit dépendre de la seule volonté de ceux qui ont fait montre jusqu’ici de manque de volonté politique en utilisant des manœuvres dilatoires, ce ne sera pas gagné. Mais je crois que le peuple ivoirien a la capacité de se mobiliser. Et il doit se mobiliser pour prendre son destin en main. Notre peuple l’a fait récemment à l’occasion de la fameuse dissolution de la CEI. D’autres peuples l’ont fait, l’exemple de la Guinée est là. Cet exemple doit nous inspirer.
LP: Vous êtes l’initiateur du CAP (Congrès pour une alternative populaire). Que faites-vous justement à ce niveau, pour pousser le camp présidentiel à organiser les élections?
Pr BM: A l’époque, dès la signature de l’APO, nous n’avons pas manqué de mettre en garde contre la nature de cet Accord qui excluait pratiquement une bonne partie de la classe politique, les ONG, les Forces vives et la Société civile , ce qui n’était pas de bonne augure. L’objectif, c’était le partage du pouvoir et des privilèges entre deux belligérants, en dehors de toute légitimité démocratique, alors que l’objectif devait être d’organiser une transition en vue de l’élection qui seule apporte la légitimité pour gouverner la Côte d’Ivoire. La Côte d’Ivoire a été le seul pays où les choses se sont passées ainsi. En RDC, au Libéria, en Guinée, les choses se sont passées comme je viens de vous l’indiquer. Dès lors, l’objectif du pouvoir en place ne pouvait pas être l’élection, mais plutôt de confisquer le pouvoir le plus longtemps possible, avec la complicité de ceux qui y accédaient pour la première fois sans en avoir les compétences requises. C’est tout le sens de ces accords baptisés ‘’Dialogue direct’’ dont le FPI continu à vanter les mérites et pour cause. Ces Accords ont permis au régime du FPI de contourner l’ultimatum des Nations Unies fixant à octobre 2007 la fin du mandat de Laurent Gbagbo sans possibilité de prorogation. C’est la raison pour laquelle ces Accords, qui étaient prévus pour durer 10 mois, perdurent encore aujourd’hui, plus de trois ans après leur signature. Le PPS, le CAP, ainsi que le PIT se sont mobilisés à l’époque, notamment au cours d’un grand meeting à l’Hôtel Ivoire. Le PIT par exemple n’a eu de cesse de réclamer une concertation nationale. Après trois années de tromperie, le peuple est fatigué. Ceux qui voulaient s’enrichir au détriment du peuple semblent eux-mêmes rassasiés. Après 5 années d’atermoiement et de tâtonnement, le moment est venu pour que toute la classe politique, les ONG, tous les Ivoiriens se retrouvent au-delà de leurs sensibilités, pour exiger que les élections aient enfin lieu le 31 octobre 2010. Dans ce combat-là, je peux vous le dire, le PPS et le CAP prendront toute leur place. Rien, aucun prétexte ne pourra justifier un autre report de la date du 31 octobre 2010. L’heure de vérité a sonné pour la Côte d’Ivoire et pour les Ivoiriens.
LP: Dans ce cas, de qui viendrait le mot d’ordre qui va demander aux Ivoiriens d’arracher les élections à Gbagbo?
Pr BM: Je pense que la question de leadership ne se pose pas. C’est une simple question de coordination. Les Ivoiriens sont déjà réunis dans diverses organisations: partis, associations, ONG, tous ont intérêt à ce que les élections se tiennent enfin.
LP: En dépit de votre optimisme, certains Ivoiriens ne croient pas en la tenue des élections le 31 octobre, à cause justement des dates antérieurement fixées et qui n’ont pas été respectées. Alors, si par extraordinaire, le 31 octobre la présidentielle ne se tenait pas, qu’adviendrait-il?
Pr BM: Sachez que je ne suis pas dans un optimisme béat. Je comprends parfaitement que nombre d’Ivoiriens restent sceptiques dans la mesure où ils se sont sentis floués pendant 5 ans, d’autant plus qu’ils ne perçoivent pas de volonté politique réelle de la part du pouvoir FPI pour organiser l’élection. Au contraire, ils constatent les mêmes tentatives de radiation des électeurs, les manœuvres dilatoires dans l’unique but de reporter l’élection «ad vitam aeternam». Ce que je dis, c’est que les Ivoiriens, toute sensibilité confondue, doivent s’approprier la date du 31 octobre 2010, se mobiliser pour amener le pouvoir à organiser effectivement l’élection. Je reste convaincu que cela est possible, l’exemple de la fameuse dissolution de la CEI l’atteste.
LP: Selon vous, qu’est ce qui justifie la non tenue des élections ici en Côte d’Ivoire, alors qu’en Guinée voisine, qui a connu une situation similaire, les élections ont eu lieu et le second tour de la présidentielle est fixée au 19 septembre prochain?
Pr BM: A priori, rien ne justifie cela. Cependant, en Côte d’Ivoire, c’est la volonté politique qui fait défaut. C’est elle qui manque ici. Ce sont ceux qui sont au pouvoir qui freinent des quatre fers et qui refusent d’aller à des élections. Lorsque vous faites la comparaison avec la Guinée, vous observez qu’alors qu’en Guinée il s’est agi d’une transition incluant l’ensemble des Forces vives, partis politiques, Syndicats, Société civile, avec un Gouvernement de transition composé de personnalités compétentes et expérimentées, avec un Premier ministre de consensus choisi sur la base de critères très précis, dans l’unique but d’organiser les élections, chez nous en Côte d’Ivoire, il s’est agi de partager le pouvoir et ses privilèges entre les deux soi-disant belligérants grâce à la magie du dialogue dit direct avec un gouvernement aussi pléthorique qu’incompétent, pour en jouir le plus longtemps possible, sans aucune légitimité démocratique, les élections étant à chaque fois reportées aux calendes grecques. Pour cela, il a fallu que les Guinéens s’unissent tous et se mobilisent avec comme seul objectif la mise en place d’une Transition inclusive dans l’unique but d’organiser les élections. En Guinée, il y a donc eu la conjonction de deux facteurs : une mobilisation populaire, totale, sans calcul ni arrières pensées, avec un objectif unique, et une volonté politique inébranlable qui a été le corollaire de la mobilisation du peuple. Voilà ce que nous pouvons tirer de l’expérience guinéenne.
LP: Parlant justement de la Guinée, le second tour de la présidentielle se jouera entre Cellou Dallein Diallo et Alpha Condé. Ce dernier d’ailleurs est dit très proche du chef de l’Etat Laurent Gbagbo. Cela n’est-il pas un handicap pour lui quand on sait que les ‘’opposants historiques’’ comme Gbagbo ont déçu les espoirs placés en eux, une fois au pouvoir?
Pr BM : Votre question me donne l’occasion de lever certains malentendus et quiproquos concernant le Professeur Alpha Condé. Le Professeur Alpha Condé est un vrai combattant de la liberté et de la démocratie, un vrai patriote, un panafricain convaincu. Il n’a eu de cesse de se battre depuis plusieurs décennies avec courage, ténacité et esprit de sacrifice, dans des conditions très difficiles, dans son pays, pour la démocratie, l’Etat de droit, la justice sociale et la bonne gouvernance. Cela pour l’indépendance nationale véritable de son pays. Au-delà de son pays, le Professeur Alpha Condé a toujours eu pour souci et point de mire, l’unité africaine, l’indépendance véritable d’une Afrique démocratique, unie et forte. Cela n’est pas surprenant, puisqu’il a été président de la FEANF (Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France), organisation progressiste panafricaine estudiantine des années 60-70 dont je vous ai déjà parlé et au sein de laquelle j’ai moi-même milité et occupé les fonctions de président de section académique. C’est à la FEANF que j’ai rencontré le Professeur Alpha Condé et depuis cette époque nous avons conservé des relations d’amitié et de camaraderie militantes. Le Professeur Alpha Condé qui a tissé des relations politiques à travers toute l’Afrique et au-delà, a passé une partie de sa vie militante en Côte d’Ivoire avec nous, au moment où nous-mêmes nous luttions dans la clandestinité contre le régime du parti unique. C’est à cette occasion que Alpha Condé a rencontré Laurent Gbagbo par mon intermédiaire. Oui, sur cette base, Alpha a été et est une relation de Laurent Gbagbo. Est-ce que pour autant il peut être tenu pour comptable des actions menées par Laurent Gbagbo en tant que chef d’Etat de la Côte d’Ivoire? Le Professeur Alpha Condé qui a réuni sous sa bannière 18 des 24 candidats ayant participé au 1er tour, représentant toutes les régions de Guinée, dans une véritable union nationale ne pourra être jugé que par rapport aux actes qu’il posera demain en tant que Président de son pays, s’il est élu. Etre opposant historique ne peut être qu’un honneur et non une tare. Alpha est un opposant historique, comme Mandela, comme Jacob Zuma, comme Lula, ceux là mêmes qui n’ont jamais trahi les valeurs et les idéaux pour lesquels ils ont lutté. Au regard du parcours, des qualités personnelles du Professeur Alpha Condé et au regard des conditions démocratiques de son éventuelle élection, de la légitimité populaire dont il jouira, je reste fermement convaincu qu’il pourra faire pour la Guinée et l’Afrique ce que Lula représente pour le Brésil et l’Amérique Latine.
LP: Mais on pourrait aussi vous rétorquer, que Alpha Condé est un opposant historique au même titre que Laurent Gbagbo, au même titre que Abdoulaye Wade qui, eux, ont dévié à la pratique du pouvoir.
Pr BM: Vous faites une comparaison qui n’a pas lieu d’être. Ce n’est pas parce que ceux que vous désignez comme opposants historiques auraient, selon vous, trahi leurs idéaux initiaux, qu’on doit en faire une loi générale. Moi, je viens de vous citer des opposants historiques qui, eux, font la fierté de leur pays, de l’Afrique et du monde. Le Professeur Alpha Condé, par son parcours, sa formation politique, son expérience et ses qualités personnelles est de la trempe de ceux-là, toute proportion gardée.
Interview réalisée par Yves-M. ABIET
Le Patriote: Vous êtes l’une des figures de proue de l’avènement du multipartisme en Côte d’Ivoire. Depuis votre départ du gouvernement de transition sous la junte militaire dirigée par le Général Guéi, vous vous êtes éloigné du pays. On vous entend et on vous voit de moins en moins sur l’échiquier politique. Alors pourquoi ce silence?
Pr Bamba Moriféré : Je ne crois pas que me concernant, l’on puisse parler de silence. Je m’exprime assez régulièrement lorsque cela est nécessaire sur l’actualité politique nationale. Pendant ces dernières années, mes camarades et moi, nous avons pris différentes initiatives notamment dans le sens du rassemblement des forces progressistes et démocratiques pour sortir notre pays de la situation désastreuse qu’elle connaît aujourd’hui. A cet effet, nous avons organisé de nombreuses manifestations dont votre journal s’est quelquefois fait l’écho.
C’est ainsi que mon parti, le Parti pour le Progrès et le Socialisme (PPS), ainsi que d’autres formations ont mis sur les fonds baptismaux le CAP, (Congrès pour une alternative populaire) qui est une fédération de partis, et qui n’a cessé de se battre pour la mise en place d’une véritable transition assainie incluant l’ensemble de la classe politique et les forces vives. Seule une telle fédération aurait été capable de mettre en place un véritable gouvernement de transition composé de personnalités compétentes et expérimentées pour conduire la Côte d’Ivoire vers des élections justes et transparentes, seule voie pacifique d’issue à la crise actuelle. C’est ce qui vient de se passer en Guinée. Je peux vous affirmer que nous poursuivons et poursuivrons ce combat. Sachez en tout cas que ma détermination et mon engagement restent total. Je ne pense donc pas qu’on puisse parler de silence de ma part. D’autant moins d’ailleurs qu’à la présidentielle de 2000, puisque vous remontez jusqu’à cette date, j’étais moi-même candidat. Vous vous rappelez certainement les conditions scandaleuses dans lesquelles ma candidature ainsi que celles de 13 autres candidats ont été injustement rejetées, sous des prétextes aussi ridicules que fallacieux. C’est donc ce coup d’état électoral qui a signé l’acte de naissance de l’actuel régime FPI. Je ne voudrais pas m’attarder sur tout cela aujourd’hui. Dès la prise de pouvoir du régime du FPI, vous avez vous-mêmes été témoin de toutes les tracasseries dont j’ai été l’objet, notamment pour m’empêcher de quitter librement le territoire national à l’occasion de différents voyages que j’avais à effectuer, sous le prétexte fallacieux de subversion. Vous vous souvenez certainement de ce qu’on a appelé à l’époque, le ‘’Complot de la Mercedes noire’’, complot dont j’étais accusé d’être l’instigateur.
Mais depuis quelques années, notamment depuis la signature de l’Accord politique de Ouagadougou (APO), le processus électoral et politique est quasiment pris en otage par les deux belligérants avec pour conséquence, un manque évident de volonté politique pour organiser effectivement l’élection présidentielle. Laquelle est pourtant présentée comme la solution pacifique de sortie de crise. C’est cette situation de prise en otage du pays avec le refus d’organiser les élections par des manœuvres dilatoires, qui vous donnent l’impression que nous sommes silencieux.
LP: Les tracasseries que vous avez subies proviennent tout naturellement du parti au pouvoir et de Laurent Gbagbo, qui est votre ami, au vrai sens du mot, vous le connaissez très bien. Alors quelle différence y a-t-il entre le Gbagbo de l’opposition, qui a prôné les grandes valeurs, et le Gbagbo que vous découvrez à la pratique du pouvoir?
Pr BM: Evidement, vous avez parfaitement raison lorsque vous comparez le Laurent Gbagbo d’hier dans le mouvement progressiste et démocratique et le Laurent Gbagbo aujourd’hui à l’épreuve du pouvoir. Je me suis déjà exprimé à maintes reprises sur la question. J’ai déjà déclaré à l’un de vos confrères que je ne me reconnaissais plus en Laurent Gbagbo, le camarade, le compagnon, l’ami, le frère de combat qu’il a été pendant toutes ces années de lutte, au moment où nous combattions ensemble, côte à côte, contre le régime du parti unique, pour la démocratie, l’Etat de droit, les libertés individuelles et collectives, la justice sociale, l’unité nationale et l’indépendance nationale véritable de notre pays et de l’Afrique, puisque nous étions des panafricains convaincus. Nous avons mené ces combats pendant des décennies. D’abord, au sein du mouvement étudiant, puis au sein du SYNARES. Ensuite dans nos partis politiques naissants, dans la clandestinité, puis dans la légalité à partir de 1990, au sein de la gauche démocratique. Nous avons ainsi été à la base de toutes les coalitions et rassemblements qui ont vu le jour dans le cadre de la lutte pour la démocratie, notamment le Front républicain. D’ailleurs, il s’agit moins de Laurent Gbagbo en tant qu’individu que d’un parti politique, le FPI, qui gère la Côte d’Ivoire pratiquement depuis l’an 2000 et qui, pour nous, a dévié de toutes les valeurs et des idéaux dont je viens de vous parler. Aujourd’hui, le régime du FPI est aux antipodes de toutes ces valeurs. Ce régime a délaissé toutes les valeurs pour lesquelles nous nous battions: la démocratie, la bonne gouvernance, l’Etat de droit, la justice sociale, la moralisation de la vie publique, la culture de l’excellence.
Comme vous le savez, l’instauration du multipartisme, la liberté de manifester, la Commission électorale indépendante, le vote à 18 ans, le code électoral avec urnes transparentes, la délibération au sein des bureaux de vote et la remise de procès-verbaux originaux aux représentants des partis, sont quelques uns des acquis de nos luttes. Or, que constatons-nous aujourd’hui? Le droit élémentaire de manifester pacifiquement est foulé au pied. Par exemple, la marche pacifique des jeunes Houphouetistes du 15 mai 2010 a été transformée en une affaire d’Etat. Le pays est dans une situation désastreuse marquée par un chômage sans précédent, notamment des jeunes, une corruption galopante, l’enrichissement illicite, les détournements des deniers publics, le tout dans une totale impunité. A preuve, les détournements présumés de la filière cacao ne sont toujours pas élucidés, pendant que les coupables présumés croupissent encore en prison sans jugement. Vous venez vous-mêmes d’être témoin du spectacle piteux que vient de nous offrir notre Assemblée nationale du fait des députés FPI, qui contre tout bon sens, se sont fermement opposés à la mise en place d’une Commission d’enquête parlementaire sur l’affaire Tagro. En s’opposant ainsi à toute initiative allant dans le sens de la manifestation de la vérité, ce parti s’oppose à la démocratie.
Quant à nous, nous avons décidé de continuer le combat pour la démocratie en Côte d’Ivoire, pour l’indépendance véritable de notre pays. Sur cette base, nous demeurons bel et bien dans l’opposition au régime FPI.
LP: La Côte d’Ivoire a fêté le 7 août dernier, les 50 ans de sa souveraineté nationale. Vous qui avez été Député, vice-président de l’Assemblée nationale, Ministre, animateur politique de premier plan, comment avez-vous vécu ce cinquantenaire?
Pr BM: Tristement. Effectivement, beaucoup de pays africains, fêtent cette année, le cinquantenaire de l’indépendance de nos pays. Dans la plupart des cas, ce sont des indépendances formelles, quand on connaît la manière dont elles ont été acquises, à l’exception de la Guinée, qui, à l’époque, avait su dire Non à De Gaulle, le 28 septembre 1958, prenant ainsi son destin en main en dehors de tout paternalisme et néocolonialisme. Nous autres, notre combat a toujours été de lutter pour que ces indépendances deviennent des indépendances réelles et véritables pour permettre à l’Afrique de traiter d’égal à égal avec les autres Etats et Nations. Cela pour permettre un véritable développement de l’Afrique et pour lesAfricains. Je vous rappellerais que nous autres, lorsque nous étions étudiants, et que nous militions dans les organisations panafricaines progressistes, comme la FEANF (Fédération des étudiants d’Afrique noire en France), notre mot d’ordre à l’époque, dans les années 60-70, c’était ‘’Unité africaine, démocratie et indépendance nationale’’. A cette époque des indépendances, la jeunesse africaine était donc à l’avant-garde et en avance sur la revendication de l’indépendance nationale véritable. Il est clair aujourd’hui, que lorsqu’on revient au cas particulier de la Côte d’Ivoire, c’est un cinquantenaire triste. Parce qu’il a lieu dans un contexte de déficit démocratique. Il a lieu dans un contexte de recul de la démocratie et il a lieu dans un contexte où cela fait maintenant cinq ans que les élections auraient dû avoir lieu et qu’elles n’ont toujours pas lieu, essentiellement par faute de volonté politique, et dans un marasme économique et social sans précédent. Avec un gouvernement qui n’est plus élu. Donc qui n’a plus de légitimité. Qui a été mis en place suite à un arrangement politique. Et qui freine des quatre fers pour organiser l’élection. Nous devons lutter pour que le nouveau cinquantenaire qui s’ouvre soit celui de la démocratie et du développement pour la Côte d’Ivoire et pour l’Afrique. En effet, je crois profondément que ces deux concepts démocratie et développement sont intimement liés. Pour cela, les Forces vives de la Nation doivent s’approprier la date du 31 octobre 2010 pour l’organisation effective de l’élection présidentielle, sans aucune autre possibilité de report. Le nouveau cinquantenaire débutera ainsi avec la première élection libre, démocratique et concurrentielle de la Côte d’Ivoire indépendante, qui aboutira, avec le changement qui s’ensuivra nécessairement, sur la reconstruction d’une Côte d’Ivoire nouvelle, dans le cadre d’un régime nouveau bénéficiant de la légitimité populaire.
LP: A l’occasion justement des festivités de ce cinquantenaire, le chef l’Etat qui avait auparavant promu des généraux leur a clairement signifié ceci : «Si je tombe, vous tombez aussi». Que vous inspirent ces propos?
Pr BM: C’est tout à fait étonnant de la part d’un chef d’Etat. Nous sommes des démocrates. Nous lutons pour la démocratie et l’Etat de droit. Nous estimons que le rôle d’une Armée qui se veut républicaine, ce qui est l’objectif assigné à notre Armée par tous les accords successifs depuis les accords de Marcoussis, c’est, premièrement, la protection des frontières et de l’intégrité territoriale. Deuxièmement, la protection des personnes et des biens. Notre Armée doit se tenir rigoureusement en dehors du débat politique partisan. C’est la seule condition pour elle de maintenir son unité et sa cohésion. Mais le rôle d’une Armée, ce n’est pas de maintenir au pouvoir par la force et contre le verdict des urnes, un chef d’Etat, voire de lier son sort à celui d’un candidat à la présidentielle, qui n’est qu’un candidat parmi les autres candidats, tous Ivoiriens au même titre. Je suis donc surpris de ces propos du chef de l’Etat. Surtout, après le discours qu’il a lui-même prononcé le soir du 6 août, qui, il faut le reconnaître, était à la hauteur de l’évènement. Mais par ces propos, il nous ramène en arrière. Il nous ramène dans les années 1960, où les Armées africaines avaient pour fonction principale de maintenir les régimes néocoloniaux de partis uniques en place, avec l’aide des contingents locaux des Armées de l’ancienne puissance coloniale. On voudrait revenir au parti unique qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Je pense que ces propos sont non seulement inacceptables, mais ils sont indignes d’un chef d’Etat qui, dans le même temps, affirme vouloir organiser l’élection présidentielle le 31 octobre 2010. Notre Armée doit rester impartiale. Je l’invite à rester sourd aux chants des sirènes, son salut, ainsi que celui de la nation, en dépendent.
LP: Ces propos du chef de l’Etat font craindre pour la tenue de la présidentielle, prévue pour le 31 octobre prochain. Croyez-vous en ces élections ?
Pr BM: Comme je l’ai toujours dit, je crois aux élections. Et ces élections finiront par avoir lieu, quoi qu’ils fassent. Le pays ne pouvant demeurer éternellement dans l’impasse actuelle. Mais je ne crois pas que l’organisation de l’élection présidentielle sera de la seule volonté du chef de l’Etat. Ce sera la résultante de la mobilisation des Ivoiriens. C’est pour cela que j’appelle les ONG, les Ivoiriens, au-delà de toute sensibilité politique, à s’approprier la date du 31 octobre, à se mobiliser, parce que seule cette mobilisation peut permettre la tenue effective des élections. Si cela doit dépendre de la seule volonté de ceux qui ont fait montre jusqu’ici de manque de volonté politique en utilisant des manœuvres dilatoires, ce ne sera pas gagné. Mais je crois que le peuple ivoirien a la capacité de se mobiliser. Et il doit se mobiliser pour prendre son destin en main. Notre peuple l’a fait récemment à l’occasion de la fameuse dissolution de la CEI. D’autres peuples l’ont fait, l’exemple de la Guinée est là. Cet exemple doit nous inspirer.
LP: Vous êtes l’initiateur du CAP (Congrès pour une alternative populaire). Que faites-vous justement à ce niveau, pour pousser le camp présidentiel à organiser les élections?
Pr BM: A l’époque, dès la signature de l’APO, nous n’avons pas manqué de mettre en garde contre la nature de cet Accord qui excluait pratiquement une bonne partie de la classe politique, les ONG, les Forces vives et la Société civile , ce qui n’était pas de bonne augure. L’objectif, c’était le partage du pouvoir et des privilèges entre deux belligérants, en dehors de toute légitimité démocratique, alors que l’objectif devait être d’organiser une transition en vue de l’élection qui seule apporte la légitimité pour gouverner la Côte d’Ivoire. La Côte d’Ivoire a été le seul pays où les choses se sont passées ainsi. En RDC, au Libéria, en Guinée, les choses se sont passées comme je viens de vous l’indiquer. Dès lors, l’objectif du pouvoir en place ne pouvait pas être l’élection, mais plutôt de confisquer le pouvoir le plus longtemps possible, avec la complicité de ceux qui y accédaient pour la première fois sans en avoir les compétences requises. C’est tout le sens de ces accords baptisés ‘’Dialogue direct’’ dont le FPI continu à vanter les mérites et pour cause. Ces Accords ont permis au régime du FPI de contourner l’ultimatum des Nations Unies fixant à octobre 2007 la fin du mandat de Laurent Gbagbo sans possibilité de prorogation. C’est la raison pour laquelle ces Accords, qui étaient prévus pour durer 10 mois, perdurent encore aujourd’hui, plus de trois ans après leur signature. Le PPS, le CAP, ainsi que le PIT se sont mobilisés à l’époque, notamment au cours d’un grand meeting à l’Hôtel Ivoire. Le PIT par exemple n’a eu de cesse de réclamer une concertation nationale. Après trois années de tromperie, le peuple est fatigué. Ceux qui voulaient s’enrichir au détriment du peuple semblent eux-mêmes rassasiés. Après 5 années d’atermoiement et de tâtonnement, le moment est venu pour que toute la classe politique, les ONG, tous les Ivoiriens se retrouvent au-delà de leurs sensibilités, pour exiger que les élections aient enfin lieu le 31 octobre 2010. Dans ce combat-là, je peux vous le dire, le PPS et le CAP prendront toute leur place. Rien, aucun prétexte ne pourra justifier un autre report de la date du 31 octobre 2010. L’heure de vérité a sonné pour la Côte d’Ivoire et pour les Ivoiriens.
LP: Dans ce cas, de qui viendrait le mot d’ordre qui va demander aux Ivoiriens d’arracher les élections à Gbagbo?
Pr BM: Je pense que la question de leadership ne se pose pas. C’est une simple question de coordination. Les Ivoiriens sont déjà réunis dans diverses organisations: partis, associations, ONG, tous ont intérêt à ce que les élections se tiennent enfin.
LP: En dépit de votre optimisme, certains Ivoiriens ne croient pas en la tenue des élections le 31 octobre, à cause justement des dates antérieurement fixées et qui n’ont pas été respectées. Alors, si par extraordinaire, le 31 octobre la présidentielle ne se tenait pas, qu’adviendrait-il?
Pr BM: Sachez que je ne suis pas dans un optimisme béat. Je comprends parfaitement que nombre d’Ivoiriens restent sceptiques dans la mesure où ils se sont sentis floués pendant 5 ans, d’autant plus qu’ils ne perçoivent pas de volonté politique réelle de la part du pouvoir FPI pour organiser l’élection. Au contraire, ils constatent les mêmes tentatives de radiation des électeurs, les manœuvres dilatoires dans l’unique but de reporter l’élection «ad vitam aeternam». Ce que je dis, c’est que les Ivoiriens, toute sensibilité confondue, doivent s’approprier la date du 31 octobre 2010, se mobiliser pour amener le pouvoir à organiser effectivement l’élection. Je reste convaincu que cela est possible, l’exemple de la fameuse dissolution de la CEI l’atteste.
LP: Selon vous, qu’est ce qui justifie la non tenue des élections ici en Côte d’Ivoire, alors qu’en Guinée voisine, qui a connu une situation similaire, les élections ont eu lieu et le second tour de la présidentielle est fixée au 19 septembre prochain?
Pr BM: A priori, rien ne justifie cela. Cependant, en Côte d’Ivoire, c’est la volonté politique qui fait défaut. C’est elle qui manque ici. Ce sont ceux qui sont au pouvoir qui freinent des quatre fers et qui refusent d’aller à des élections. Lorsque vous faites la comparaison avec la Guinée, vous observez qu’alors qu’en Guinée il s’est agi d’une transition incluant l’ensemble des Forces vives, partis politiques, Syndicats, Société civile, avec un Gouvernement de transition composé de personnalités compétentes et expérimentées, avec un Premier ministre de consensus choisi sur la base de critères très précis, dans l’unique but d’organiser les élections, chez nous en Côte d’Ivoire, il s’est agi de partager le pouvoir et ses privilèges entre les deux soi-disant belligérants grâce à la magie du dialogue dit direct avec un gouvernement aussi pléthorique qu’incompétent, pour en jouir le plus longtemps possible, sans aucune légitimité démocratique, les élections étant à chaque fois reportées aux calendes grecques. Pour cela, il a fallu que les Guinéens s’unissent tous et se mobilisent avec comme seul objectif la mise en place d’une Transition inclusive dans l’unique but d’organiser les élections. En Guinée, il y a donc eu la conjonction de deux facteurs : une mobilisation populaire, totale, sans calcul ni arrières pensées, avec un objectif unique, et une volonté politique inébranlable qui a été le corollaire de la mobilisation du peuple. Voilà ce que nous pouvons tirer de l’expérience guinéenne.
LP: Parlant justement de la Guinée, le second tour de la présidentielle se jouera entre Cellou Dallein Diallo et Alpha Condé. Ce dernier d’ailleurs est dit très proche du chef de l’Etat Laurent Gbagbo. Cela n’est-il pas un handicap pour lui quand on sait que les ‘’opposants historiques’’ comme Gbagbo ont déçu les espoirs placés en eux, une fois au pouvoir?
Pr BM : Votre question me donne l’occasion de lever certains malentendus et quiproquos concernant le Professeur Alpha Condé. Le Professeur Alpha Condé est un vrai combattant de la liberté et de la démocratie, un vrai patriote, un panafricain convaincu. Il n’a eu de cesse de se battre depuis plusieurs décennies avec courage, ténacité et esprit de sacrifice, dans des conditions très difficiles, dans son pays, pour la démocratie, l’Etat de droit, la justice sociale et la bonne gouvernance. Cela pour l’indépendance nationale véritable de son pays. Au-delà de son pays, le Professeur Alpha Condé a toujours eu pour souci et point de mire, l’unité africaine, l’indépendance véritable d’une Afrique démocratique, unie et forte. Cela n’est pas surprenant, puisqu’il a été président de la FEANF (Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France), organisation progressiste panafricaine estudiantine des années 60-70 dont je vous ai déjà parlé et au sein de laquelle j’ai moi-même milité et occupé les fonctions de président de section académique. C’est à la FEANF que j’ai rencontré le Professeur Alpha Condé et depuis cette époque nous avons conservé des relations d’amitié et de camaraderie militantes. Le Professeur Alpha Condé qui a tissé des relations politiques à travers toute l’Afrique et au-delà, a passé une partie de sa vie militante en Côte d’Ivoire avec nous, au moment où nous-mêmes nous luttions dans la clandestinité contre le régime du parti unique. C’est à cette occasion que Alpha Condé a rencontré Laurent Gbagbo par mon intermédiaire. Oui, sur cette base, Alpha a été et est une relation de Laurent Gbagbo. Est-ce que pour autant il peut être tenu pour comptable des actions menées par Laurent Gbagbo en tant que chef d’Etat de la Côte d’Ivoire? Le Professeur Alpha Condé qui a réuni sous sa bannière 18 des 24 candidats ayant participé au 1er tour, représentant toutes les régions de Guinée, dans une véritable union nationale ne pourra être jugé que par rapport aux actes qu’il posera demain en tant que Président de son pays, s’il est élu. Etre opposant historique ne peut être qu’un honneur et non une tare. Alpha est un opposant historique, comme Mandela, comme Jacob Zuma, comme Lula, ceux là mêmes qui n’ont jamais trahi les valeurs et les idéaux pour lesquels ils ont lutté. Au regard du parcours, des qualités personnelles du Professeur Alpha Condé et au regard des conditions démocratiques de son éventuelle élection, de la légitimité populaire dont il jouira, je reste fermement convaincu qu’il pourra faire pour la Guinée et l’Afrique ce que Lula représente pour le Brésil et l’Amérique Latine.
LP: Mais on pourrait aussi vous rétorquer, que Alpha Condé est un opposant historique au même titre que Laurent Gbagbo, au même titre que Abdoulaye Wade qui, eux, ont dévié à la pratique du pouvoir.
Pr BM: Vous faites une comparaison qui n’a pas lieu d’être. Ce n’est pas parce que ceux que vous désignez comme opposants historiques auraient, selon vous, trahi leurs idéaux initiaux, qu’on doit en faire une loi générale. Moi, je viens de vous citer des opposants historiques qui, eux, font la fierté de leur pays, de l’Afrique et du monde. Le Professeur Alpha Condé, par son parcours, sa formation politique, son expérience et ses qualités personnelles est de la trempe de ceux-là, toute proportion gardée.
Interview réalisée par Yves-M. ABIET