Parvenu au pouvoir à la suite d’une crise aiguë, qui a fragilisé, voire mis en lambeaux les fondements sociologiques et économiques de l’Etat, le Président de la République Alassane Ouattara ambitionne de faire de la Côte d’Ivoire à l’horizon 2015, un pays émergent. Mais, pour y arriver, le nouveau pouvoir doit gérer au mieux le lourd héritage de la crise postélectorale en termes de violations des droits humains et de déchirure du tissu social national. Aussi, fait-il appel à la justice transitionnelle, un concept novateur ayant déjà fait ses preuves ailleurs avec des résultats mitigés ; et nouveau dans le lexique des Ivoiriens dont divers mécanismes ont déjà vu le jour. Quels sont ces mécanismes ? Sont-ils appropriés pour le cas ivoirien ? Pourront-ils amener à terme la Côte d’Ivoire à relancer son développement, à renouer avec la croissance et son statut de havre de paix au niveau sous-régional et continental ? Autopsie de la mise en route d’un ensemble d’outils, au service de la réconciliation nationale et de la reconstruction post-crise…
Abidjan le 04 mai 2011, le Président élu SEM Alassane Ouattara, après cinq mois de crise postélectorale qui s’est muée en belligérance militaire, a prêté serment devant le Conseil constitutionnel. Et ce, 72 heures après avoir été proclamé vainqueur par cette institution, dirigée par le Pr Yao Paul N’Dré, qui avait investi en décembre 2010 son adversaire du second tour du scrutin présidentiel, en l’occurrence, Laurent Gbagbo. Ce jour (le 04 mai 2011), marque le départ d’une Côte d’Ivoire qui entame sa marche vers la reconstruction et la réconciliation nationale. Une Côte d’Ivoire qui veut tourner le dos définitivement à la crise postélectorale qui, selon diverses sources, a fait près de 3000 morts, des milliers de déplacés tant internes qu’externes. Notamment au Libéria et au Ghana. La présidente de la Commission Nationale des Droits de l’Homme (Cndhci), Mme Victorine Wodié peint en ces termes le sombre
tableau du bilan de la belligérance armée : « La crise postélectorale qui s’est accompagnée d’une violence inouïe, qui a fait descendre les Ivoiriens dans la bestialité et la perfidie, a rendu impossible la protection des droits humains. Les morts, nous les avons dénombrés à travers tout le pays. Soit par balles lors des combats, soit par des mesures d’embargo, de coercition, soit par les conséquences liées aux coupures à relent punitif de l’électricité et de l’eau en zone CNO ou encore les couvre-feux violant les droits économiques et sociaux des populations d’Abobo et d’Anyama. Les morts, nous les avons malheureusement comptés partout. Le chiffre de 3000 morts risque ainsi d’être en deçà de la réalité car pour Abidjan seulement, le décompte dépasse la barre des 1000 morts ». La Côte d’Ivoire a indéniablement connu des jours sombres. Et le pari sur l’avenir, c’est de ne plus compter sur le sol ivoirien des morts, autant de morts résultant de la haine collective, de l’adversité qui a pris le pas sur la fraternité et l’humanité. «Nous nous sommes détruits par la haine. Nous nous sommes faits du mal par la violence», enfonce le maire d’Abobo M. Adama Toungara, l’une des communes d’Abidjan ayant compté le plus de victimes pour avoir été pendant près de trois mois, l’épicentre de violents affrontements entre le ‘’Commando invisible’’ et les éléments FDS pro-Gbagbo appuyés par des miliciens et mercenaires. «Satan nous a tous possédés», renchérissait de son côté le Pr Yao Paul N’Dré dans son discours à la cérémonie de la prestation de serment du Président Ouattara. Des propos diversement appréciés. Soit ! Mais, l’essentiel aujourd’hui, c’est d’éviter que Satan nous entraîne dans de nouvelles tensions. La guerre est finie. La belligérance militaire est terminée. Le pays entame donc sa reconstruction et cela reste tributaire de la stabilité, qui a pour socle la réconciliation nationale. Pour tout pays qui sort d’une crise, la réconciliation est un processus indispensable et même nécessaire pour remettre le pays sur les rails. La Côte d’Ivoire n’échappe pas à cette exigence sociale de remettre les populations ensemble. Le souci aujourd’hui est que Satan ne pousse plus les Ivoiriens à s’embourber dans des aventures violentes et ensanglantées. Comment y parvenir ? Ainsi se présente la problématique. Pour leur part, les nouvelles autorités font appel à la justice transitionnelle dont des mécanismes ont déjà vu le jour.
Justice transitionnelle, un concept nouveau dans le lexique des Ivoiriens
Ce concept nouveau dans le lexique des Ivoiriens englobe l’éventail des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société, pour tenter de faire face à des exactions massives commises par le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre justice et permettre la réconciliation. Et ce, dans un contexte d’institutions dévastées et/ ou en berne, de ressources nationales épuisées, de sécurité compromise, de populations traumatisées et divisées. Née de la recherche d’un équilibre entre justice pénale ordinaire et les mécanismes traditionnels de réconciliation des communautés, l’une des finalités de la justice transitionnelle, est de mettre en place des garanties de non répétition des violations graves des droits de l’Homme et du droit humanitaire, commises dans le passé. Cet outil privilégié de maintien de la paix et élément de lutte contre l’impunité et le respect des droits de l’Homme, s’invite donc en Côte d’Ivoire. Mais, qu’est-ce que la justice transitionnelle ? Pourrait ainsi s’interroger le citoyen lambda. De l’avis de différents experts locaux que nous avons rencontrés, la justice transitionnelle, étape dans un processus de sortie de crise, est un moment clé qui permet de passer de la contestation des pouvoirs dictatoriaux-fortement personnalisés auxquels est bien souvent associée la remise en cause des politiques économiques - à un régime politique stable, de liberté et d’Etat de droit. Taxée de gadget politique utilisé notamment par les organisations internationales à des fins de légitimation du déploiement de leurs actions en faveur de la restauration de la démocratie, la justice transitionnelle peut se réaliser à travers quatre axes majeurs. A savoir les poursuites judiciaires des auteurs de crimes, les initiatives en faveur de la recherche de la vérité en vue d’appréhender les violations commises par le passé, l’octroi de réparations aux victimes et l’exigence de non répétition par la mise en place de réformes institutionnelles, judiciaires et politiques. Tous ces mécanismes visent l’apaisement et la réconciliation. La Côte d’Ivoire s’engage donc dans ce processus avec le désir et la volonté d’éviter à l’avenir ce qu’elle a connu.
Poursuites judiciaires et la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation activées
Dans cette perspective, deux mécanismes ont déjà été activés. Il s’agit des poursuites judiciaires et la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation (DVR), l’un des instruments du processus des sociétés en transition, sont les plus connus et les plus actionnés à travers le monde. « Les poursuites judiciaires sont au cœur du processus de justice et de surcroît de justice transitionnelle. Il n’y a pas de réparation, ni de réconciliation sans poursuites des auteurs de graves violations des droits humains. Les poursuites judiciaires sont le minimum pour la guérison des cœurs meurtris par tant de préjudices terribles. C’est pourquoi elles constituent l’un des points clés du processus de justice transitionnelle », instruit la présidente de la Cndhci. A ce propos, dans le cadre d`une enquête préliminaire portant sur la crise, née de la contestation du verdict du scrutin présidentiel du 28 novembre 2010, visant les faits d’exactions, de concussion, d’appels à la haine et au meurtre, des personnalités civiles de l’ancien régime ont été auditionnées par le Procureur du Tribunal de première instance d’Abidjan-Plateau Simplice Kouadio Koffi. Ces auditions ont débuté à l’hôtel La Pergola sis à Marcory le mercredi 04 mai 2011 avec le Pr Aké N’gbo, MM Désiré Dallo et Dogou Alain qui furent respectivement Premier ministre, ministre de l’Economie et des Finances et ministre de la Défense du gouvernement Gbagbo de l’après novembre 2010. Avant de se poursuivre le samedi 07 mai 2011 avec la première audition de l’ex-président SEM Laurent Gbagbo à Korhogo et la seconde le dimanche 27 mai 2011. Cette fois, en présence de son conseil. Concernant son épouse et son successeur à la tête de son parti politique (le FPI), l’ex-Première dame a été entendue le dimanche 08 mai 2011 à Odienné dans le nord-ouest ivoirien et l’ex-Premier ministre avant la crise du 19 septembre 2002 Pascal Affi N’Guessan le jeudi 11 mai à Bouna où il vit en résidence surveillée. De son côté, sur requête du Premier ministre Guillaume Soro conformément au code de procédure militaire en ses articles 65 et 78, le Procureur militaire Ange Kessy Kouamé mène une enquête contre des personnalités militaires proches de l’ancien pouvoir pour les faits de «séquestration, enlèvement et disparition des Français ; Tueries des femmes lors d’une marche à Abobo ; recrutement et entretien de mercenaires, achats d’armes lourdes, enlèvements et exécutions sommaires… ». Ainsi, le Commandant Dua Kouassi Norbert, Aide de camp de Laurent Gbagbo, Négblé Dogba César, Commissaire divisionnaire, ex-directeur de la Direction de la surveillance du territoire ( Dst), le Général Dogbo Blé Brunot, patron de la Garde républicaine et Yoro Claude, directeur des unités d’intervention de la police nationale, ont-ils été auditionnés les 29 et 30 mai 2011 à Korhogo. Au titre des auditions du parquet militaire, 24 hommes en armes pro-Gbagbo ont été entendus dont cinq commissaires de police sur les douze policiers. A savoir le Caire divisionnaire Gnepa Kolo Philippe, les Caires principaux Tiagnéré Jean Louis, Robet Gogo Joachim, Yoro Claude et Négblé César. Ainsi que douze gendarmes dont le Gl Georges Guiai Bi Poin, patron du Cecos, une force d’élite du camp Gbagbo. Et dans ce processus de poursuites judiciaires activées, l’épée de Damoclès plane sur la tête de plusieurs officiers supérieurs de l’armée ivoirienne dont le Contre-amiral Vagba Faussignaux, patron de la Marine, le Général Detoh Letho, Commandant des Forces terrestres, le commandant Jean-Noël Abehi de la caserne de la gendarmerie d’Agban et le Colonel Konan Boniface actuellement en exil. Mais aussi sur celles de plusieurs collaborateurs du Sergent/chef Ibrahim Coulibaly dit ‘’IB’’, qui a revendiqué la paternité du Commando invisible d’Abobo pour les chefs d’accusation de « viols, exactions sur la population civile d’Anonkoua-Kouté et détention illégale d’armes à feu». Certes, l’activation du volet poursuites judiciaires est au stade des détentions administratives mais, le Président de la République SEM Alassane Ouattara, se montre intraitable pour aller jusqu’au bout du processus. Mieux, il entend mettre à contribution la justice internationale. Aussi, dans une lettre datée du 3 mai 2011, a-t-il sollicité de M. Luis Moreno-Ocampo, Procureur de la CPI, une enquête sur les "crimes les plus graves" commis lors des violences qui ont suivi le second tour de l’élection présidentielle du 28 novembre 2010. Notamment les crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Ce qui a suscité une inquiétude dans le camp de certaines organisations des droits de l’Homme qui ont donné de la voix. « Nous saluons l’engagement des autorités actuelles à vouloir sanctionner les crimes les plus graves commis pendant la crise postélectorale. Mais pour nous, le meilleur moyen de montrer cet engagement, c’est de ratifier le traité de Rome relatif à la compétence de la CPI. Cela va nous rassurer que le nouveau pouvoir veut une justice pour tous et non une justice qui cible les vaincus pour les frapper et exonère les vainqueurs quoiqu’il y ait eu des auteurs de violations des droits humains dans ses rangs», a commenté Me Sidiki Kaba, président d’honneur de la Fédération Internationale des droits de l’Homme (FIDH), de passage à Abidjan dans le cadre d’une mission d’investigations de son organisation. Pour cet activiste des droits humains au niveau continental, qui s’est rendu avec ses pairs sur divers sites des violences postélectorales notamment à Duékoué où le rapport de l’ONU révèle au moins 505 morts sur les 1012 morts recensés dans tout l’Ouest ivoirien dont 341 Guéré, 159 Burkinabè, 100 Malinké, 30 baoulé, 68 Maliens, 32 Yacouba, 5 Béninois, 3 Libériens, 1 Sénégalais, 1 Nigérien et 1 ghanéen, il y a un péril sur la réconciliation si le ressentiment «d’une justice des vainqueurs sur les vaincus s’installe» dans le pays. Et surtout sur les travaux de la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation. Second mécanisme à côté des poursuites judiciaires à avoir été activé par le gouvernement, une Commission intitulée Dialogue, Vérité et Réconciliation dont la présidence a été confiée à l’ancien Premier ministre Charles Konan Banny. Celle-ci a vu le jour officiellement le 13 mai 2011. Comme en atteste le décret n°2011-85 portant sa création. Une dénomination au centre des débats tout comme le choix de son président, qui est une personnalité politique. Là où les femmes-leaders notamment Dr Marie-Paule Kodjo (Cofemci-Repc), Nathalie Koné-Traoré (Foscao-CI) et Salimata Porquet (Respfeco) réclament une experte féminine à ce poste, quand d’autres organisations comme la Csci de Patrick N’Gouan exigent une personnalité neutre, issue de la société civile. Qui ne devrait être ni «un militaire, ni un politique».
Débats sur la dénomination de la commission DVR…
Sur le point de l’intitulé de la commission, Observateur électoral international, M. Traoré Wodjofini qui a sillonné plusieurs pays dans le cadre du suivi de processus de justice transitionnelle, tant sur le continent africain qu’ailleurs dans le monde, note qu’en la matière, chaque pays, tenant compte des spécificités locales, donne la dénomination qui sied à sa commission. A l’en croire, chaque transition est unique et les autorités du pays font appel aux outils, procédés, procédures et stratégies transitionnelles appropriés à la sortie de crise et tracés sur un cadre général de transition. «C’est pourquoi vous verrez qu’à l’instar de plus de la trentaine d’expériences en matière de justice transitionnelle recensées dans le monde, notamment au niveau continental en RDC, en Afrique du Sud, en Algérie, au Maroc ou encore au Burundi, la Côte d’Ivoire a ajouté la notion Dialogue à la dénomination de sa commission car il s’agit de l’une des valeurs que le premier Président Houphouët-Boigny a légués en héritage aux Ivoiriens. Et c’est parce que cette valeur a été bafouée que nous nous sommes retrouvés dans une crise aussi aiguë que celle que nous avons connue», indique Traoré Wodjo fini. De son côté, Patrick N’Gouan, coordonnateur national de la Convention de la société civile de Côte d’Ivoire (CSCI) attire l’attention sur l’absence du vocable Justice qui, pour lui, est très important dans toute œuvre de réconciliation. «La crise postélectorale n’est pas née en 2010. Elle tire son origine de la fracture sociale qui, elle, est liée à l’injustice et à l’impunité. Si la Côte d’ivoire veut une réconciliation forte et durable, il lui faut tirer des enseignements de son passé. Quand on jette de manière lucide un regard rétrospectif sur notre passé, on se rend compte que la crise postélectorale est l’aboutissement de plusieurs injustices. C’est pourquoi, la justice doit avoir une place incontournable dans ce processus en cours », clarifie-t-il. Une appréciation que Traoré Wodjofini dit partagée. «Au terme de ce processus transitionnel, nous voulons des Ivoiriens nouveaux, des Ivoiriens épris de paix, de vérité et de justice. La vérité établit les faits qui se sont passés et la justice réprime les auteurs pour apaiser les victimes. La Côte d’Ivoire ne doit plus être le pays où l’impunité est la chose la mieux partagée. Il faut donc instaurer l’état de droit, l’ordre et la discipline. Mais, pour ce faire, il faut engager des procédures qui rassurent tout le monde, tous les citoyens quel que soit le camp auquel ils appartiennent ou auquel ils ont antérieurement appartenu», précise le leader de la Coalition des organisations de la Société civile de Côte d’Ivoire pour la paix et le développement démocratique (Cosopci). Mais, dans une récente interview dont la presse nationale s’est fait l’écho, Charles Blé Goudé, leader de la galaxie patriotique qui serait en exil au Bénin, est perplexe. «Avec Laurent Gbagbo en prison et ses compagnons traqués, peut-on parler de justice sans police, sans gendarmerie, sans prisons ? », s’interrogeait-il dans les colonnes de Jeune Afrique. Non sans ajouter sur fond d’ironie qu’en Côte d’Ivoire actuellement, «il n’y a que deux prisons : le Golf-Hôtel et l’hôtel La Pergola».
Et polémiques autour de la période de référence…
Et la polémique ne se limite pas seulement à la dénomination. La période de référence elle-même divise les mouvements sociaux. De l’avis du Dr Patrick N’Gouan, la période de référence du processus de justice transitionnelle doit courir de 1960 à 2011. Une période de référence subdivisée en trois sous-périodes (1960-1989 : monopartisme marqué par les problèmes de gestion du foncier rural, les grands flux migratoires vers le Sud, le début des problèmes identitaires mais aussi les affaires du Sanwi et du Guébié ; 1989-1999 : première décennie du multipartisme marquée par la crise autour de la succession en 1993 et le coup d’Etat de 1999 ; 2000-2010, deuxième décennie du multipartisme marquée par les instabilités politiques des coups de force à succession). Et ce, pour couvrir tous les évènements politiques, socio-culturels, économiques et militaires survenus en Côte d’Ivoire. « Certains faits qui ont contribué à la fracture sociale, ont leurs origines dans la période du monopartisme. Ces faits doivent être revisités dans le cadre du processus de réconciliation nationale. Nous appelons l’Etat de Côte d’Ivoire à prendre des dispositions liées au devoir de mémoire pour assumer ce qui s’est passé avant la crise fratricide de 2010 dans le Sanwi et le Guébié, pour que ces peuples participent à la réconciliation», explique-t-il. Poursuivant, il soutient que si les principes généraux qui gouvernent la mise en place d’une commission vérité et réconciliation avaient été rigoureusement suivis, ce débat ne se serait pas posé. Pour lui, quand un Président de la République initie une procédure de réconciliation nationale et qu’il le fait d’une manière unilatérale, cette approche ne rassure pas. «Le Président Gbagbo avait initié le forum de 2001 avec toute sa bonne volonté, mais étant donné que la procédure n’a pas été consensuelle et démocratique au niveau du choix du directoire et de la synthèse des travaux, les autres n’ont pas eu confiance et le forum n’a pas pu aboutir. Le même Président Gbagbo a créé un ministère de la Réconciliation nationale, mais étant donné que ce ministère était dirigé par un de ses proches, je me demande si les milliards qui ont été engloutis dans ce ministère ont permis de réconcilier les Ivoiriens. Nous ne voulons pas que le Président Ouattara tombe dans les mêmes erreurs. Il faut qu’on tire les leçons du passé et qu’on s’inspire des principes généraux dans le domaine», préconise-t-il. Au niveau du Midh (Mouvement ivoirien des droits humains) où la question de la justice transitionnelle a été au centre de réflexions en 2008 et 2009 avant même la crise postélectorale, l’on préconise une période de référence allant de 1990 à 2011. Ce qui permettra de porter le regard sur les évènements à l’avènement du multipartisme, le coup d’Etat de 1999, la rébellion de 2002 et la crise postélectorale. «Nous considérons que les faits majeurs qui ont un effet direct sur la crise postélectorale de novembre 2010 remontent au retour au multipartisme. Il faut ressortir les dossiers qui ont divisé les Ivoiriens sur cette période de sorte à taire les récriminations antérieures de manière définitive et durable. Dans tous les cas, il est nécessaire d’avoir un consensus sur la période de référence que doivent couvrir les travaux de la commission. Cette période pourrait être défini après consultation de certains groupes de la population», souligne M.Latif, secrétaire général du MIDH. Puis de souligner qu’il est important de connaître la nature de la crise postélectorale qui reste, selon lui, intimement liée à l’apparition de la violence depuis 1990 dans le jeu politique ivoirien et partant, dans le corps social national. Notamment dans les milieux scolaires et universitaires avec les jeunes diplômés, qui n’ayant pas à manger et du travail, se sont laissés engluer dans la guerre politique par procuration, devenue leur gagne-pain. A propos, membre de la délégation des Elders venus soutenir l’œuvre de réconciliation du Président de la République Alassane Ouattara, l’Archevêque Desmond Tutu dans une interview le 23 février 2007 à Aztag Daily, journal américain publié au Liban, relevait que la réconciliation est intimement liée à la connaissance de la nature du contentieux au cœur de la rupture de la cohésion sociale. « La réconciliation peut être définie de différentes manières. Celle dite personnelle exige la reconnaissance, la repentance et la volonté de s’occuper de ce qui est profondément enfoui dans les formes de traumatismes, d’animosité. Si je vole votre stylo, je dois reconnaître le tort que je vous ai fait et vous demander pardon. Il ne suffit pas pour vous de me pardonner. En plus d’accepter votre pardon, je dois vous rendre votre stylo. Cela implique une volonté de part et d’autre de s’étendre à un niveau profond et spirituel. Et ce faisant, de rejeter le passé derrière soi. Il est difficile de s’engager manifestement, soit dans la réconciliation, soit dans le pardon sans s’investir dans la recherche de la vérité et sa reconnaissance. Si nous ignorons et ne reconnaissons pas la nature du conflit, nous ne sommes pas en position de considérer ni la réconciliation ni le pardon », déclarait-il. Mais, les procédures judiciaires enclenchées ciblent pour le moment les évènements qui se sont déroulés après le second tour du scrutin présidentiel. Ce qui laisse penser que c’est cette période qui a été coopté par le gouvernement comme référence. C’est pourquoi, l’ensemble des acteurs et la population attendent impatiemment les textes qui vont régir la commission DVR afin de savoir quelle est la période de référence que va retenir le gouvernement et le Chef de l’Etat.
Justice et réconciliation : un mariage difficile…
Dans ce décor, un nouveau débat émerge : justice et réconciliation font-ils bon ménage ? La Côte d’Ivoire qui a activé concomitamment poursuites judicaires et commission DVR pourra-t-elle relever à terme le pari de sa cohésion ? Les avis sont mitigés. Pour les uns, il faut mettre la justice au cœur du processus de retour à la cohésion comme le conçoivent les nouvelles autorités. Et pour les autres, il faut explorer la voie du pardon. Donc de l’amnistie des faits ayant jalonnés cette période. Adama Dolo (Dahico), candidat malheureux au premier tour qui a rallié le camp Gbagbo au second tour est de cet avis. Cet artiste humoriste estime que l’amnistie doit être mise à profit pour la réconciliation nationale. «Là où on parle de politique, on parle d’intérêts. Chacun se dit alors qu’il détient la vérité. C’est en voulant défendre cette opinion, qu’on conduit tout un peuple à l’abattoir comme nous l’avons malheureusement tous constaté. Si nous voulons faire une analyse profonde de la crise, chacun a sa part de responsabilité. Nous devons donc tourner la page. A cet effet, il faut créer les conditions d’une amnistie générale sur la base du pardon. C’est cela qui va rassurer tout le monde. Sinon, les gens resteront toujours dans leurs cachettes», avoue Adama Dahico. Puis de relever le caractère de sortie de crise des élections ayant débouché sur une vague de violences. «Nous avons participé à une élection de sortie de crise. Cela veut dire qu’il y avait une crise avant le scrutin. La crise est profonde, la méfiance est à son comble. Il faut décrisper. Pour cela, il faut réconcilier les Ivoiriens avec leur sécurité et leur sérénité. Des gens ont fauté. Ils doivent répondre de leurs actes. C’est normal. Mais que va-t-il se passer si l’on vient à avouer ses crimes devant la commission Dialogue ? Ira-t-on en prison ? Si je dois aller en prison, il faut le dire sans vouloir se mentir à soi-même, la réconciliation sera difficile», estime-t-il. Même avis chez Marius Comoé, président de la Fédération des consommateurs actifs de Côte d’ivoire (Facaci). Qui estime que le sentiment d’une «justice de la vengeance» bat son plein contre des personnes considérées comme étant des pro-Gbagbo tant au niveau de l’administration publique que dans le secteur privé. «Depuis l’investiture du président Alassane Ouattara en sa qualité de président de la République, il y a certain nombre d’usagers qui se plaignent des cas licenciements abusifs, d’exclusions dans les nominations et de sanctions contre des leaders associatifs. A cela s’ajoute le gel des avoirs qui affame, il faut le dire des Ivoiriens appelés à participer à la réconciliation. Tout cela crée le sentiment d’injustice, de chasse aux sorcières. Donc d’une justice de la vengeance. Il faut que le camp qui appelle à la réconciliation fasse violence sur lui-même pour ignorer ce qu’ils ont subi comme l’a fait le président Laurent Gbagbo avant d’accéder au pouvoir», lance-t-il. Non sans déplorer que le Procureur de la république l’ait lui-même mis sur la liste des personnalités dont les comptes sont sous contrôle judiciaire. Pour lui, il s’agit d’une injustice nulle autre pareille parce que selon lui, sa nomination au Conseil National de Presse (CNP) qui est « régulière », ne saurait faire de lui un Pro-Gbagbo. A l’en croire, la loi n° 643 du 14 décembre 2004 et celle n° 644 de la même date, portant régime juridique de la presse écrite et de la communication audio-visuelle prescrivent une représentation des consommateurs dans ces instances de contrôle des médias en Côte d’Ivoire. Pour ce faire, un courrier a été adressé en 2007 au mouvement ivoirien des consommateurs d’œuvres de presse dont il est le président par le ministre de tutelle de l’époque Mme Coffie Martine Studer. « De 2007 à 2010, le décret portant nomination des membres du CNP n’a jamais été signé par le précédent régime. C’est donc surpris, étant chez nous à la maison que nous avons été informés par la RTI que ce décret avait été finalement signé par le président Gbagbo au lendemain des élections de novembre 2010. Sur cette base, peut-on dire que le représentant des consommateurs dans cette instance qui venait d’être mise en place devenait un proche de Laurent Gbagbo alors que sous son mandat, il a battu le pavé avec des grèves contre la vie chère ? Il est donc louable, à notre avis que cette injustice qui nous affame soit levée pour que nous jouons pleinement notre part dans le processus de réconciliation. De part et d’autres, il y a des reproches qu’on peut faire. Mais, il faut que le pardon règne sur le processus en cours», plaide-t-il. De son côté, Mme Claudine Kpondzo-Ahianyo, membre de la Commission Vérité, Justice et Réconciliation (CVJR) du Togo note que la volonté du Président Alassane Ouattara de poursuivre en justice son prédécesseur et ses principaux collaborateurs est contraire à l’esprit inventé par Nelson Mandela et Desmond Tutu dans l’œuvre de réconciliation du peuple sud-africain. Dont lui-même a sollicité conseils et suggestions. «En Afrique du Sud, cet instrument de la justice transitionnelle qu’est la Commission Vérité et Réconciliation n’a parfaitement fonctionné que parce qu’il n’y avait pas de tribunal punitif et la commission instituée était présidée par Monseigneur Tutu, un Archevêque anglican qui n’était ni un homme politique ni un juge professionnel. Cela a rassuré tous les camps et leurs partisans», indique-t-elle. Puis de signifier que l’échec des travaux du Forum pour la Réconciliation nationale en 2001 que l’ancien Président Gbagbo lui-même avait mis en place corrobore ses propos. «Le Forum pour la Réconciliation nationale mis en place par le Président Gbagbo n’a pas empêché que neuf mois plus tard une crise politico-armée éclate. Les travaux n’ont pas abouti parce que des participants avaient peur de dire la vérité pour passer après devant les tribunaux. Dans un processus de cette nature, il faut opter pour le pardon pour que la réconciliation soit forte, réelle, véritable, sincère et durable», a-t-elle suggéré. Non sans préciser que toutes les institutions nationales et les entités militaires sont restées loyales au Président Gbagbo. «Pendant toute la durée de la crise postélectorale, nous avons tous constaté qu’aucune unité militaire n’a rejoint officiellement le camp du Président Ouattara. Toutes les institutions sont restées loyales à son adversaire. Toutes ces composantes de la Côte d’Ivoire ne peuvent pas, à mon avis, se tromper en même temps. Si besoin en était à nouveau, cela démontre que la fracture est profonde dans ce pays. C’est pourquoi j’insiste sur le pardon. A mon avis, le pardon doit être la pierre angulaire de ce processus», insiste-t-elle. Un avis qui rejoint la position du Dalaï Lama qui, à propos des règlements des guerres, affirmait récemment ce qui suit : «La résolution des conflits spécialement de ceux qui ont leurs racines dans le passé ne peut être réalisée que sur la base du pardon ». Ainsi, le pardon devrait-il régenter le processus de réconciliation et de retour à la cohésion inter- communautaire et intracommunautaire. N’est-ce pas trop facile ? Comment pardonner quand les ressentiments et la colère enflent encore les cœurs ? A l’évidence, il s’agit de concilier des extrêmes. « Sans pardon, il n’y a pas de futur», avertissait l’Archevêque Desmond Tutu, de retour d’une visite à l’ex-chef de l’Etat à Korhogo. Mais, avec tant de douleurs, tant d’atrocités et de haine entre les communautés, le pardon est-il possible ? « C’est trop facile de dire de pardonner quand nos cœurs saignent encore de tant de douleurs injustes et injustifiées. C’est facile de nous dire de pardonner quand nous ne savons pas pourquoi des miliciens pro-Gbagbo sont allés enlever et exécuter froidement l’Imam de Duékoué, un homme effacé et sans histoire. Nous les élèves de cet érudit dont la mort tragique est une grande perte pour la communauté musulmane nationale, voulons savoir pourquoi, savoir ce qui sera fait pour sa mémoire, pour ses deux veuves et ses enfants dont les jumelles nées en fin avril 2011 qui ne verront jamais leur père. Sans un minimum de justice, la réconciliation sera difficile », se convainc l’Imam Cissé Zackaria, président du Cosim section Anyama. Le Dr Kamaté André, président de la Ligue ivoirienne des droits de l’Homme (LIDHO) abonde dans ce sens. A en croire cet Enseignant chercheur à l’Université d’Abidjan-Cocody, sans justice, la réconciliation sera factice. « Il faut éviter de donner du temps au tassement des ressentiments. Que tous ceux qui sont impliqués d’une manière ou d’une autre dans les événements douloureux qui ont secoué le pays soient sanctionnés pour soulager les victimes. Ainsi, ces dernières seraient disposées à pardonner. Il ne faut pas que la recherche à tout prix de la paix se fasse sur le dos des victimes et donc contre la justice. Nous ne sommes pas pour une amnistie qui va nous donner une réconciliation factice. Peut-être, peut-on envisager une grâce présidentielle. Mais avant, il faut que justice soit rendue, en mémoire des victimes, mais aussi pour éviter, dans une perspective pédagogique, préventive que de telles atrocités ne se produisent à nouveau», estime-t-il. Même son de cloche avec Traoré Wodjofini qui n’entend pas dissocier la réconciliation de la justice: «L’impunité d’aujourd’hui est le crime de demain. Que tous les auteurs soient identifiés, arrêtés et traduits devant les juridictions compétentes qu’elles soient nationales ou internationales. C’est de cette manière qu’on construit un Etat de droit », argue-t-il. Avant de réclamer une réforme des secteurs de la sécurité et de la justice. « Dans ce processus, il faut une refonte profonde de la justice et la construction d’une armée reflétant l’unité nationale ainsi que l’adoption d’un code de bonne moralité avec la signature de la charte pour la paix. Ainsi, tout propos incitant à la haine, à la violence, à la xénophobie et à l’intolérance religieuse doit être pris comme une infraction et punie comme telle par la loi. De cette manière, des slogans comme l’Ivoirité qui nous ont divisé et entraîné dans l’adversité, vont disparaître à tout jamais de notre quotidien et de notre lexique», précise-t-il. Sur sa lancée, M. Traoré Wodjofini fait savoir que le véritable indicateur de la démocratie, c’est la justice. D’où son opposition à une justice des vainqueurs sur les vaincus. «En même temps que nous nous opposons à une justice des vainqueurs sur les vaincus, nous appelons à la reconstruction d’une Côte d’Ivoire sur des valeurs de la vertu, d’éthique et de justice. Le Président de la République SEM Alassane Ouattara doit donc être débarrassé de toute influence pour le faire. Il faut que dans ce processus, le pouvoir arrête le pouvoir comme l’instruit Montesquieu dans son œuvre ‘’L’esprit des lois’’. Sinon ce sera la force des armes. Ce qui est anti-démocratique. Il faut juger pour savoir, pour prévenir, pour sévir et pour purger», appécie-t-il. De ces différents avis, on le voit, le mariage paraît difficile entre les deux mécanismes déjà enclenchés. Surtout que des Pro-Gbagbo crient déjà à «une justice des vainqueurs sur les vaincus». Et sont soutenus par ceux qu’ils avaient voués aux gémonies. A savoir les défenseurs des droits humains. Un soutien pour des questions de principes. Et de cohérence que les pro-Ouattara acceptent difficilement. Pas question pour Amnesty International, Human Rights Watch ou encore la FIDH d’accepter sous Ouattara ce qui n’a pas été accepté sous Gbagbo. L’article 14 du Pacte international relatif au droit civil et politique et l’article 6 de la convention européenne des droits de l’Homme rappellent à propos que tout homme a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un Tribunal impartial et indépendant. C’est pourquoi, en ce début du processus de justice transitionnelle, une priorité doit être donnée à la réforme de la justice et de son administration. Afin que la justice ordinaire prenne son rythme de travail et qu’il soit dès lors possible d’y arrimer la justice transitionnelle. Qui repose sur une vision plus vaste et plus profonde de la justice dans la seule fonction punitive. Ce que la Côte d’Ivoire recherche, c’est sa cohésion. La justice transitionnelle doit l’y mener et non l’y détourner.
M Tié Traoré
Abidjan le 04 mai 2011, le Président élu SEM Alassane Ouattara, après cinq mois de crise postélectorale qui s’est muée en belligérance militaire, a prêté serment devant le Conseil constitutionnel. Et ce, 72 heures après avoir été proclamé vainqueur par cette institution, dirigée par le Pr Yao Paul N’Dré, qui avait investi en décembre 2010 son adversaire du second tour du scrutin présidentiel, en l’occurrence, Laurent Gbagbo. Ce jour (le 04 mai 2011), marque le départ d’une Côte d’Ivoire qui entame sa marche vers la reconstruction et la réconciliation nationale. Une Côte d’Ivoire qui veut tourner le dos définitivement à la crise postélectorale qui, selon diverses sources, a fait près de 3000 morts, des milliers de déplacés tant internes qu’externes. Notamment au Libéria et au Ghana. La présidente de la Commission Nationale des Droits de l’Homme (Cndhci), Mme Victorine Wodié peint en ces termes le sombre
tableau du bilan de la belligérance armée : « La crise postélectorale qui s’est accompagnée d’une violence inouïe, qui a fait descendre les Ivoiriens dans la bestialité et la perfidie, a rendu impossible la protection des droits humains. Les morts, nous les avons dénombrés à travers tout le pays. Soit par balles lors des combats, soit par des mesures d’embargo, de coercition, soit par les conséquences liées aux coupures à relent punitif de l’électricité et de l’eau en zone CNO ou encore les couvre-feux violant les droits économiques et sociaux des populations d’Abobo et d’Anyama. Les morts, nous les avons malheureusement comptés partout. Le chiffre de 3000 morts risque ainsi d’être en deçà de la réalité car pour Abidjan seulement, le décompte dépasse la barre des 1000 morts ». La Côte d’Ivoire a indéniablement connu des jours sombres. Et le pari sur l’avenir, c’est de ne plus compter sur le sol ivoirien des morts, autant de morts résultant de la haine collective, de l’adversité qui a pris le pas sur la fraternité et l’humanité. «Nous nous sommes détruits par la haine. Nous nous sommes faits du mal par la violence», enfonce le maire d’Abobo M. Adama Toungara, l’une des communes d’Abidjan ayant compté le plus de victimes pour avoir été pendant près de trois mois, l’épicentre de violents affrontements entre le ‘’Commando invisible’’ et les éléments FDS pro-Gbagbo appuyés par des miliciens et mercenaires. «Satan nous a tous possédés», renchérissait de son côté le Pr Yao Paul N’Dré dans son discours à la cérémonie de la prestation de serment du Président Ouattara. Des propos diversement appréciés. Soit ! Mais, l’essentiel aujourd’hui, c’est d’éviter que Satan nous entraîne dans de nouvelles tensions. La guerre est finie. La belligérance militaire est terminée. Le pays entame donc sa reconstruction et cela reste tributaire de la stabilité, qui a pour socle la réconciliation nationale. Pour tout pays qui sort d’une crise, la réconciliation est un processus indispensable et même nécessaire pour remettre le pays sur les rails. La Côte d’Ivoire n’échappe pas à cette exigence sociale de remettre les populations ensemble. Le souci aujourd’hui est que Satan ne pousse plus les Ivoiriens à s’embourber dans des aventures violentes et ensanglantées. Comment y parvenir ? Ainsi se présente la problématique. Pour leur part, les nouvelles autorités font appel à la justice transitionnelle dont des mécanismes ont déjà vu le jour.
Justice transitionnelle, un concept nouveau dans le lexique des Ivoiriens
Ce concept nouveau dans le lexique des Ivoiriens englobe l’éventail des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société, pour tenter de faire face à des exactions massives commises par le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre justice et permettre la réconciliation. Et ce, dans un contexte d’institutions dévastées et/ ou en berne, de ressources nationales épuisées, de sécurité compromise, de populations traumatisées et divisées. Née de la recherche d’un équilibre entre justice pénale ordinaire et les mécanismes traditionnels de réconciliation des communautés, l’une des finalités de la justice transitionnelle, est de mettre en place des garanties de non répétition des violations graves des droits de l’Homme et du droit humanitaire, commises dans le passé. Cet outil privilégié de maintien de la paix et élément de lutte contre l’impunité et le respect des droits de l’Homme, s’invite donc en Côte d’Ivoire. Mais, qu’est-ce que la justice transitionnelle ? Pourrait ainsi s’interroger le citoyen lambda. De l’avis de différents experts locaux que nous avons rencontrés, la justice transitionnelle, étape dans un processus de sortie de crise, est un moment clé qui permet de passer de la contestation des pouvoirs dictatoriaux-fortement personnalisés auxquels est bien souvent associée la remise en cause des politiques économiques - à un régime politique stable, de liberté et d’Etat de droit. Taxée de gadget politique utilisé notamment par les organisations internationales à des fins de légitimation du déploiement de leurs actions en faveur de la restauration de la démocratie, la justice transitionnelle peut se réaliser à travers quatre axes majeurs. A savoir les poursuites judiciaires des auteurs de crimes, les initiatives en faveur de la recherche de la vérité en vue d’appréhender les violations commises par le passé, l’octroi de réparations aux victimes et l’exigence de non répétition par la mise en place de réformes institutionnelles, judiciaires et politiques. Tous ces mécanismes visent l’apaisement et la réconciliation. La Côte d’Ivoire s’engage donc dans ce processus avec le désir et la volonté d’éviter à l’avenir ce qu’elle a connu.
Poursuites judiciaires et la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation activées
Dans cette perspective, deux mécanismes ont déjà été activés. Il s’agit des poursuites judiciaires et la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation (DVR), l’un des instruments du processus des sociétés en transition, sont les plus connus et les plus actionnés à travers le monde. « Les poursuites judiciaires sont au cœur du processus de justice et de surcroît de justice transitionnelle. Il n’y a pas de réparation, ni de réconciliation sans poursuites des auteurs de graves violations des droits humains. Les poursuites judiciaires sont le minimum pour la guérison des cœurs meurtris par tant de préjudices terribles. C’est pourquoi elles constituent l’un des points clés du processus de justice transitionnelle », instruit la présidente de la Cndhci. A ce propos, dans le cadre d`une enquête préliminaire portant sur la crise, née de la contestation du verdict du scrutin présidentiel du 28 novembre 2010, visant les faits d’exactions, de concussion, d’appels à la haine et au meurtre, des personnalités civiles de l’ancien régime ont été auditionnées par le Procureur du Tribunal de première instance d’Abidjan-Plateau Simplice Kouadio Koffi. Ces auditions ont débuté à l’hôtel La Pergola sis à Marcory le mercredi 04 mai 2011 avec le Pr Aké N’gbo, MM Désiré Dallo et Dogou Alain qui furent respectivement Premier ministre, ministre de l’Economie et des Finances et ministre de la Défense du gouvernement Gbagbo de l’après novembre 2010. Avant de se poursuivre le samedi 07 mai 2011 avec la première audition de l’ex-président SEM Laurent Gbagbo à Korhogo et la seconde le dimanche 27 mai 2011. Cette fois, en présence de son conseil. Concernant son épouse et son successeur à la tête de son parti politique (le FPI), l’ex-Première dame a été entendue le dimanche 08 mai 2011 à Odienné dans le nord-ouest ivoirien et l’ex-Premier ministre avant la crise du 19 septembre 2002 Pascal Affi N’Guessan le jeudi 11 mai à Bouna où il vit en résidence surveillée. De son côté, sur requête du Premier ministre Guillaume Soro conformément au code de procédure militaire en ses articles 65 et 78, le Procureur militaire Ange Kessy Kouamé mène une enquête contre des personnalités militaires proches de l’ancien pouvoir pour les faits de «séquestration, enlèvement et disparition des Français ; Tueries des femmes lors d’une marche à Abobo ; recrutement et entretien de mercenaires, achats d’armes lourdes, enlèvements et exécutions sommaires… ». Ainsi, le Commandant Dua Kouassi Norbert, Aide de camp de Laurent Gbagbo, Négblé Dogba César, Commissaire divisionnaire, ex-directeur de la Direction de la surveillance du territoire ( Dst), le Général Dogbo Blé Brunot, patron de la Garde républicaine et Yoro Claude, directeur des unités d’intervention de la police nationale, ont-ils été auditionnés les 29 et 30 mai 2011 à Korhogo. Au titre des auditions du parquet militaire, 24 hommes en armes pro-Gbagbo ont été entendus dont cinq commissaires de police sur les douze policiers. A savoir le Caire divisionnaire Gnepa Kolo Philippe, les Caires principaux Tiagnéré Jean Louis, Robet Gogo Joachim, Yoro Claude et Négblé César. Ainsi que douze gendarmes dont le Gl Georges Guiai Bi Poin, patron du Cecos, une force d’élite du camp Gbagbo. Et dans ce processus de poursuites judiciaires activées, l’épée de Damoclès plane sur la tête de plusieurs officiers supérieurs de l’armée ivoirienne dont le Contre-amiral Vagba Faussignaux, patron de la Marine, le Général Detoh Letho, Commandant des Forces terrestres, le commandant Jean-Noël Abehi de la caserne de la gendarmerie d’Agban et le Colonel Konan Boniface actuellement en exil. Mais aussi sur celles de plusieurs collaborateurs du Sergent/chef Ibrahim Coulibaly dit ‘’IB’’, qui a revendiqué la paternité du Commando invisible d’Abobo pour les chefs d’accusation de « viols, exactions sur la population civile d’Anonkoua-Kouté et détention illégale d’armes à feu». Certes, l’activation du volet poursuites judiciaires est au stade des détentions administratives mais, le Président de la République SEM Alassane Ouattara, se montre intraitable pour aller jusqu’au bout du processus. Mieux, il entend mettre à contribution la justice internationale. Aussi, dans une lettre datée du 3 mai 2011, a-t-il sollicité de M. Luis Moreno-Ocampo, Procureur de la CPI, une enquête sur les "crimes les plus graves" commis lors des violences qui ont suivi le second tour de l’élection présidentielle du 28 novembre 2010. Notamment les crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Ce qui a suscité une inquiétude dans le camp de certaines organisations des droits de l’Homme qui ont donné de la voix. « Nous saluons l’engagement des autorités actuelles à vouloir sanctionner les crimes les plus graves commis pendant la crise postélectorale. Mais pour nous, le meilleur moyen de montrer cet engagement, c’est de ratifier le traité de Rome relatif à la compétence de la CPI. Cela va nous rassurer que le nouveau pouvoir veut une justice pour tous et non une justice qui cible les vaincus pour les frapper et exonère les vainqueurs quoiqu’il y ait eu des auteurs de violations des droits humains dans ses rangs», a commenté Me Sidiki Kaba, président d’honneur de la Fédération Internationale des droits de l’Homme (FIDH), de passage à Abidjan dans le cadre d’une mission d’investigations de son organisation. Pour cet activiste des droits humains au niveau continental, qui s’est rendu avec ses pairs sur divers sites des violences postélectorales notamment à Duékoué où le rapport de l’ONU révèle au moins 505 morts sur les 1012 morts recensés dans tout l’Ouest ivoirien dont 341 Guéré, 159 Burkinabè, 100 Malinké, 30 baoulé, 68 Maliens, 32 Yacouba, 5 Béninois, 3 Libériens, 1 Sénégalais, 1 Nigérien et 1 ghanéen, il y a un péril sur la réconciliation si le ressentiment «d’une justice des vainqueurs sur les vaincus s’installe» dans le pays. Et surtout sur les travaux de la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation. Second mécanisme à côté des poursuites judiciaires à avoir été activé par le gouvernement, une Commission intitulée Dialogue, Vérité et Réconciliation dont la présidence a été confiée à l’ancien Premier ministre Charles Konan Banny. Celle-ci a vu le jour officiellement le 13 mai 2011. Comme en atteste le décret n°2011-85 portant sa création. Une dénomination au centre des débats tout comme le choix de son président, qui est une personnalité politique. Là où les femmes-leaders notamment Dr Marie-Paule Kodjo (Cofemci-Repc), Nathalie Koné-Traoré (Foscao-CI) et Salimata Porquet (Respfeco) réclament une experte féminine à ce poste, quand d’autres organisations comme la Csci de Patrick N’Gouan exigent une personnalité neutre, issue de la société civile. Qui ne devrait être ni «un militaire, ni un politique».
Débats sur la dénomination de la commission DVR…
Sur le point de l’intitulé de la commission, Observateur électoral international, M. Traoré Wodjofini qui a sillonné plusieurs pays dans le cadre du suivi de processus de justice transitionnelle, tant sur le continent africain qu’ailleurs dans le monde, note qu’en la matière, chaque pays, tenant compte des spécificités locales, donne la dénomination qui sied à sa commission. A l’en croire, chaque transition est unique et les autorités du pays font appel aux outils, procédés, procédures et stratégies transitionnelles appropriés à la sortie de crise et tracés sur un cadre général de transition. «C’est pourquoi vous verrez qu’à l’instar de plus de la trentaine d’expériences en matière de justice transitionnelle recensées dans le monde, notamment au niveau continental en RDC, en Afrique du Sud, en Algérie, au Maroc ou encore au Burundi, la Côte d’Ivoire a ajouté la notion Dialogue à la dénomination de sa commission car il s’agit de l’une des valeurs que le premier Président Houphouët-Boigny a légués en héritage aux Ivoiriens. Et c’est parce que cette valeur a été bafouée que nous nous sommes retrouvés dans une crise aussi aiguë que celle que nous avons connue», indique Traoré Wodjo fini. De son côté, Patrick N’Gouan, coordonnateur national de la Convention de la société civile de Côte d’Ivoire (CSCI) attire l’attention sur l’absence du vocable Justice qui, pour lui, est très important dans toute œuvre de réconciliation. «La crise postélectorale n’est pas née en 2010. Elle tire son origine de la fracture sociale qui, elle, est liée à l’injustice et à l’impunité. Si la Côte d’ivoire veut une réconciliation forte et durable, il lui faut tirer des enseignements de son passé. Quand on jette de manière lucide un regard rétrospectif sur notre passé, on se rend compte que la crise postélectorale est l’aboutissement de plusieurs injustices. C’est pourquoi, la justice doit avoir une place incontournable dans ce processus en cours », clarifie-t-il. Une appréciation que Traoré Wodjofini dit partagée. «Au terme de ce processus transitionnel, nous voulons des Ivoiriens nouveaux, des Ivoiriens épris de paix, de vérité et de justice. La vérité établit les faits qui se sont passés et la justice réprime les auteurs pour apaiser les victimes. La Côte d’Ivoire ne doit plus être le pays où l’impunité est la chose la mieux partagée. Il faut donc instaurer l’état de droit, l’ordre et la discipline. Mais, pour ce faire, il faut engager des procédures qui rassurent tout le monde, tous les citoyens quel que soit le camp auquel ils appartiennent ou auquel ils ont antérieurement appartenu», précise le leader de la Coalition des organisations de la Société civile de Côte d’Ivoire pour la paix et le développement démocratique (Cosopci). Mais, dans une récente interview dont la presse nationale s’est fait l’écho, Charles Blé Goudé, leader de la galaxie patriotique qui serait en exil au Bénin, est perplexe. «Avec Laurent Gbagbo en prison et ses compagnons traqués, peut-on parler de justice sans police, sans gendarmerie, sans prisons ? », s’interrogeait-il dans les colonnes de Jeune Afrique. Non sans ajouter sur fond d’ironie qu’en Côte d’Ivoire actuellement, «il n’y a que deux prisons : le Golf-Hôtel et l’hôtel La Pergola».
Et polémiques autour de la période de référence…
Et la polémique ne se limite pas seulement à la dénomination. La période de référence elle-même divise les mouvements sociaux. De l’avis du Dr Patrick N’Gouan, la période de référence du processus de justice transitionnelle doit courir de 1960 à 2011. Une période de référence subdivisée en trois sous-périodes (1960-1989 : monopartisme marqué par les problèmes de gestion du foncier rural, les grands flux migratoires vers le Sud, le début des problèmes identitaires mais aussi les affaires du Sanwi et du Guébié ; 1989-1999 : première décennie du multipartisme marquée par la crise autour de la succession en 1993 et le coup d’Etat de 1999 ; 2000-2010, deuxième décennie du multipartisme marquée par les instabilités politiques des coups de force à succession). Et ce, pour couvrir tous les évènements politiques, socio-culturels, économiques et militaires survenus en Côte d’Ivoire. « Certains faits qui ont contribué à la fracture sociale, ont leurs origines dans la période du monopartisme. Ces faits doivent être revisités dans le cadre du processus de réconciliation nationale. Nous appelons l’Etat de Côte d’Ivoire à prendre des dispositions liées au devoir de mémoire pour assumer ce qui s’est passé avant la crise fratricide de 2010 dans le Sanwi et le Guébié, pour que ces peuples participent à la réconciliation», explique-t-il. Poursuivant, il soutient que si les principes généraux qui gouvernent la mise en place d’une commission vérité et réconciliation avaient été rigoureusement suivis, ce débat ne se serait pas posé. Pour lui, quand un Président de la République initie une procédure de réconciliation nationale et qu’il le fait d’une manière unilatérale, cette approche ne rassure pas. «Le Président Gbagbo avait initié le forum de 2001 avec toute sa bonne volonté, mais étant donné que la procédure n’a pas été consensuelle et démocratique au niveau du choix du directoire et de la synthèse des travaux, les autres n’ont pas eu confiance et le forum n’a pas pu aboutir. Le même Président Gbagbo a créé un ministère de la Réconciliation nationale, mais étant donné que ce ministère était dirigé par un de ses proches, je me demande si les milliards qui ont été engloutis dans ce ministère ont permis de réconcilier les Ivoiriens. Nous ne voulons pas que le Président Ouattara tombe dans les mêmes erreurs. Il faut qu’on tire les leçons du passé et qu’on s’inspire des principes généraux dans le domaine», préconise-t-il. Au niveau du Midh (Mouvement ivoirien des droits humains) où la question de la justice transitionnelle a été au centre de réflexions en 2008 et 2009 avant même la crise postélectorale, l’on préconise une période de référence allant de 1990 à 2011. Ce qui permettra de porter le regard sur les évènements à l’avènement du multipartisme, le coup d’Etat de 1999, la rébellion de 2002 et la crise postélectorale. «Nous considérons que les faits majeurs qui ont un effet direct sur la crise postélectorale de novembre 2010 remontent au retour au multipartisme. Il faut ressortir les dossiers qui ont divisé les Ivoiriens sur cette période de sorte à taire les récriminations antérieures de manière définitive et durable. Dans tous les cas, il est nécessaire d’avoir un consensus sur la période de référence que doivent couvrir les travaux de la commission. Cette période pourrait être défini après consultation de certains groupes de la population», souligne M.Latif, secrétaire général du MIDH. Puis de souligner qu’il est important de connaître la nature de la crise postélectorale qui reste, selon lui, intimement liée à l’apparition de la violence depuis 1990 dans le jeu politique ivoirien et partant, dans le corps social national. Notamment dans les milieux scolaires et universitaires avec les jeunes diplômés, qui n’ayant pas à manger et du travail, se sont laissés engluer dans la guerre politique par procuration, devenue leur gagne-pain. A propos, membre de la délégation des Elders venus soutenir l’œuvre de réconciliation du Président de la République Alassane Ouattara, l’Archevêque Desmond Tutu dans une interview le 23 février 2007 à Aztag Daily, journal américain publié au Liban, relevait que la réconciliation est intimement liée à la connaissance de la nature du contentieux au cœur de la rupture de la cohésion sociale. « La réconciliation peut être définie de différentes manières. Celle dite personnelle exige la reconnaissance, la repentance et la volonté de s’occuper de ce qui est profondément enfoui dans les formes de traumatismes, d’animosité. Si je vole votre stylo, je dois reconnaître le tort que je vous ai fait et vous demander pardon. Il ne suffit pas pour vous de me pardonner. En plus d’accepter votre pardon, je dois vous rendre votre stylo. Cela implique une volonté de part et d’autre de s’étendre à un niveau profond et spirituel. Et ce faisant, de rejeter le passé derrière soi. Il est difficile de s’engager manifestement, soit dans la réconciliation, soit dans le pardon sans s’investir dans la recherche de la vérité et sa reconnaissance. Si nous ignorons et ne reconnaissons pas la nature du conflit, nous ne sommes pas en position de considérer ni la réconciliation ni le pardon », déclarait-il. Mais, les procédures judiciaires enclenchées ciblent pour le moment les évènements qui se sont déroulés après le second tour du scrutin présidentiel. Ce qui laisse penser que c’est cette période qui a été coopté par le gouvernement comme référence. C’est pourquoi, l’ensemble des acteurs et la population attendent impatiemment les textes qui vont régir la commission DVR afin de savoir quelle est la période de référence que va retenir le gouvernement et le Chef de l’Etat.
Justice et réconciliation : un mariage difficile…
Dans ce décor, un nouveau débat émerge : justice et réconciliation font-ils bon ménage ? La Côte d’Ivoire qui a activé concomitamment poursuites judicaires et commission DVR pourra-t-elle relever à terme le pari de sa cohésion ? Les avis sont mitigés. Pour les uns, il faut mettre la justice au cœur du processus de retour à la cohésion comme le conçoivent les nouvelles autorités. Et pour les autres, il faut explorer la voie du pardon. Donc de l’amnistie des faits ayant jalonnés cette période. Adama Dolo (Dahico), candidat malheureux au premier tour qui a rallié le camp Gbagbo au second tour est de cet avis. Cet artiste humoriste estime que l’amnistie doit être mise à profit pour la réconciliation nationale. «Là où on parle de politique, on parle d’intérêts. Chacun se dit alors qu’il détient la vérité. C’est en voulant défendre cette opinion, qu’on conduit tout un peuple à l’abattoir comme nous l’avons malheureusement tous constaté. Si nous voulons faire une analyse profonde de la crise, chacun a sa part de responsabilité. Nous devons donc tourner la page. A cet effet, il faut créer les conditions d’une amnistie générale sur la base du pardon. C’est cela qui va rassurer tout le monde. Sinon, les gens resteront toujours dans leurs cachettes», avoue Adama Dahico. Puis de relever le caractère de sortie de crise des élections ayant débouché sur une vague de violences. «Nous avons participé à une élection de sortie de crise. Cela veut dire qu’il y avait une crise avant le scrutin. La crise est profonde, la méfiance est à son comble. Il faut décrisper. Pour cela, il faut réconcilier les Ivoiriens avec leur sécurité et leur sérénité. Des gens ont fauté. Ils doivent répondre de leurs actes. C’est normal. Mais que va-t-il se passer si l’on vient à avouer ses crimes devant la commission Dialogue ? Ira-t-on en prison ? Si je dois aller en prison, il faut le dire sans vouloir se mentir à soi-même, la réconciliation sera difficile», estime-t-il. Même avis chez Marius Comoé, président de la Fédération des consommateurs actifs de Côte d’ivoire (Facaci). Qui estime que le sentiment d’une «justice de la vengeance» bat son plein contre des personnes considérées comme étant des pro-Gbagbo tant au niveau de l’administration publique que dans le secteur privé. «Depuis l’investiture du président Alassane Ouattara en sa qualité de président de la République, il y a certain nombre d’usagers qui se plaignent des cas licenciements abusifs, d’exclusions dans les nominations et de sanctions contre des leaders associatifs. A cela s’ajoute le gel des avoirs qui affame, il faut le dire des Ivoiriens appelés à participer à la réconciliation. Tout cela crée le sentiment d’injustice, de chasse aux sorcières. Donc d’une justice de la vengeance. Il faut que le camp qui appelle à la réconciliation fasse violence sur lui-même pour ignorer ce qu’ils ont subi comme l’a fait le président Laurent Gbagbo avant d’accéder au pouvoir», lance-t-il. Non sans déplorer que le Procureur de la république l’ait lui-même mis sur la liste des personnalités dont les comptes sont sous contrôle judiciaire. Pour lui, il s’agit d’une injustice nulle autre pareille parce que selon lui, sa nomination au Conseil National de Presse (CNP) qui est « régulière », ne saurait faire de lui un Pro-Gbagbo. A l’en croire, la loi n° 643 du 14 décembre 2004 et celle n° 644 de la même date, portant régime juridique de la presse écrite et de la communication audio-visuelle prescrivent une représentation des consommateurs dans ces instances de contrôle des médias en Côte d’Ivoire. Pour ce faire, un courrier a été adressé en 2007 au mouvement ivoirien des consommateurs d’œuvres de presse dont il est le président par le ministre de tutelle de l’époque Mme Coffie Martine Studer. « De 2007 à 2010, le décret portant nomination des membres du CNP n’a jamais été signé par le précédent régime. C’est donc surpris, étant chez nous à la maison que nous avons été informés par la RTI que ce décret avait été finalement signé par le président Gbagbo au lendemain des élections de novembre 2010. Sur cette base, peut-on dire que le représentant des consommateurs dans cette instance qui venait d’être mise en place devenait un proche de Laurent Gbagbo alors que sous son mandat, il a battu le pavé avec des grèves contre la vie chère ? Il est donc louable, à notre avis que cette injustice qui nous affame soit levée pour que nous jouons pleinement notre part dans le processus de réconciliation. De part et d’autres, il y a des reproches qu’on peut faire. Mais, il faut que le pardon règne sur le processus en cours», plaide-t-il. De son côté, Mme Claudine Kpondzo-Ahianyo, membre de la Commission Vérité, Justice et Réconciliation (CVJR) du Togo note que la volonté du Président Alassane Ouattara de poursuivre en justice son prédécesseur et ses principaux collaborateurs est contraire à l’esprit inventé par Nelson Mandela et Desmond Tutu dans l’œuvre de réconciliation du peuple sud-africain. Dont lui-même a sollicité conseils et suggestions. «En Afrique du Sud, cet instrument de la justice transitionnelle qu’est la Commission Vérité et Réconciliation n’a parfaitement fonctionné que parce qu’il n’y avait pas de tribunal punitif et la commission instituée était présidée par Monseigneur Tutu, un Archevêque anglican qui n’était ni un homme politique ni un juge professionnel. Cela a rassuré tous les camps et leurs partisans», indique-t-elle. Puis de signifier que l’échec des travaux du Forum pour la Réconciliation nationale en 2001 que l’ancien Président Gbagbo lui-même avait mis en place corrobore ses propos. «Le Forum pour la Réconciliation nationale mis en place par le Président Gbagbo n’a pas empêché que neuf mois plus tard une crise politico-armée éclate. Les travaux n’ont pas abouti parce que des participants avaient peur de dire la vérité pour passer après devant les tribunaux. Dans un processus de cette nature, il faut opter pour le pardon pour que la réconciliation soit forte, réelle, véritable, sincère et durable», a-t-elle suggéré. Non sans préciser que toutes les institutions nationales et les entités militaires sont restées loyales au Président Gbagbo. «Pendant toute la durée de la crise postélectorale, nous avons tous constaté qu’aucune unité militaire n’a rejoint officiellement le camp du Président Ouattara. Toutes les institutions sont restées loyales à son adversaire. Toutes ces composantes de la Côte d’Ivoire ne peuvent pas, à mon avis, se tromper en même temps. Si besoin en était à nouveau, cela démontre que la fracture est profonde dans ce pays. C’est pourquoi j’insiste sur le pardon. A mon avis, le pardon doit être la pierre angulaire de ce processus», insiste-t-elle. Un avis qui rejoint la position du Dalaï Lama qui, à propos des règlements des guerres, affirmait récemment ce qui suit : «La résolution des conflits spécialement de ceux qui ont leurs racines dans le passé ne peut être réalisée que sur la base du pardon ». Ainsi, le pardon devrait-il régenter le processus de réconciliation et de retour à la cohésion inter- communautaire et intracommunautaire. N’est-ce pas trop facile ? Comment pardonner quand les ressentiments et la colère enflent encore les cœurs ? A l’évidence, il s’agit de concilier des extrêmes. « Sans pardon, il n’y a pas de futur», avertissait l’Archevêque Desmond Tutu, de retour d’une visite à l’ex-chef de l’Etat à Korhogo. Mais, avec tant de douleurs, tant d’atrocités et de haine entre les communautés, le pardon est-il possible ? « C’est trop facile de dire de pardonner quand nos cœurs saignent encore de tant de douleurs injustes et injustifiées. C’est facile de nous dire de pardonner quand nous ne savons pas pourquoi des miliciens pro-Gbagbo sont allés enlever et exécuter froidement l’Imam de Duékoué, un homme effacé et sans histoire. Nous les élèves de cet érudit dont la mort tragique est une grande perte pour la communauté musulmane nationale, voulons savoir pourquoi, savoir ce qui sera fait pour sa mémoire, pour ses deux veuves et ses enfants dont les jumelles nées en fin avril 2011 qui ne verront jamais leur père. Sans un minimum de justice, la réconciliation sera difficile », se convainc l’Imam Cissé Zackaria, président du Cosim section Anyama. Le Dr Kamaté André, président de la Ligue ivoirienne des droits de l’Homme (LIDHO) abonde dans ce sens. A en croire cet Enseignant chercheur à l’Université d’Abidjan-Cocody, sans justice, la réconciliation sera factice. « Il faut éviter de donner du temps au tassement des ressentiments. Que tous ceux qui sont impliqués d’une manière ou d’une autre dans les événements douloureux qui ont secoué le pays soient sanctionnés pour soulager les victimes. Ainsi, ces dernières seraient disposées à pardonner. Il ne faut pas que la recherche à tout prix de la paix se fasse sur le dos des victimes et donc contre la justice. Nous ne sommes pas pour une amnistie qui va nous donner une réconciliation factice. Peut-être, peut-on envisager une grâce présidentielle. Mais avant, il faut que justice soit rendue, en mémoire des victimes, mais aussi pour éviter, dans une perspective pédagogique, préventive que de telles atrocités ne se produisent à nouveau», estime-t-il. Même son de cloche avec Traoré Wodjofini qui n’entend pas dissocier la réconciliation de la justice: «L’impunité d’aujourd’hui est le crime de demain. Que tous les auteurs soient identifiés, arrêtés et traduits devant les juridictions compétentes qu’elles soient nationales ou internationales. C’est de cette manière qu’on construit un Etat de droit », argue-t-il. Avant de réclamer une réforme des secteurs de la sécurité et de la justice. « Dans ce processus, il faut une refonte profonde de la justice et la construction d’une armée reflétant l’unité nationale ainsi que l’adoption d’un code de bonne moralité avec la signature de la charte pour la paix. Ainsi, tout propos incitant à la haine, à la violence, à la xénophobie et à l’intolérance religieuse doit être pris comme une infraction et punie comme telle par la loi. De cette manière, des slogans comme l’Ivoirité qui nous ont divisé et entraîné dans l’adversité, vont disparaître à tout jamais de notre quotidien et de notre lexique», précise-t-il. Sur sa lancée, M. Traoré Wodjofini fait savoir que le véritable indicateur de la démocratie, c’est la justice. D’où son opposition à une justice des vainqueurs sur les vaincus. «En même temps que nous nous opposons à une justice des vainqueurs sur les vaincus, nous appelons à la reconstruction d’une Côte d’Ivoire sur des valeurs de la vertu, d’éthique et de justice. Le Président de la République SEM Alassane Ouattara doit donc être débarrassé de toute influence pour le faire. Il faut que dans ce processus, le pouvoir arrête le pouvoir comme l’instruit Montesquieu dans son œuvre ‘’L’esprit des lois’’. Sinon ce sera la force des armes. Ce qui est anti-démocratique. Il faut juger pour savoir, pour prévenir, pour sévir et pour purger», appécie-t-il. De ces différents avis, on le voit, le mariage paraît difficile entre les deux mécanismes déjà enclenchés. Surtout que des Pro-Gbagbo crient déjà à «une justice des vainqueurs sur les vaincus». Et sont soutenus par ceux qu’ils avaient voués aux gémonies. A savoir les défenseurs des droits humains. Un soutien pour des questions de principes. Et de cohérence que les pro-Ouattara acceptent difficilement. Pas question pour Amnesty International, Human Rights Watch ou encore la FIDH d’accepter sous Ouattara ce qui n’a pas été accepté sous Gbagbo. L’article 14 du Pacte international relatif au droit civil et politique et l’article 6 de la convention européenne des droits de l’Homme rappellent à propos que tout homme a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un Tribunal impartial et indépendant. C’est pourquoi, en ce début du processus de justice transitionnelle, une priorité doit être donnée à la réforme de la justice et de son administration. Afin que la justice ordinaire prenne son rythme de travail et qu’il soit dès lors possible d’y arrimer la justice transitionnelle. Qui repose sur une vision plus vaste et plus profonde de la justice dans la seule fonction punitive. Ce que la Côte d’Ivoire recherche, c’est sa cohésion. La justice transitionnelle doit l’y mener et non l’y détourner.
M Tié Traoré