Ces dernières années, la lecture est devenue une sinécure pour bon nombre d’Ivoiriens. Nous avons voulu comprendre pourquoi la lecture rebute tant la population surtout au niveau de la jeunesse.
C’est un sujet sur lequel on pourrait longtemps épiloguer. Les Ivoiriens sont-ils mauvais lecteurs ? Pour se faire notre propre idée de la chose, nous avons sillonné quelques communes d’Abidjan, la semaine dernière, afin de mesurer le niveau de lecture des Ivoiriens. Vendredi 13 décembre 2013, il est 9 h. Devant l’Institut national supérieur des arts et de l’action culturelle (Insaac), à Cocody, nous rencontrons une joyeuse bande d’élèves. Ils sont, pour la plupart, en H1 (dessin) au Lycée artistique d’Abidjan, qui se trouve au sein de l’Institut. Nous allons droit au but en leur demandant quelle est la dernière œuvre littéraire qu’ils ont feuilletée. L’air hagard, les gamins s’étalent: «Depuis la classe de troisième, je n’ai pas encore lu, pour ma propre culture, un seul roman. Je n’ai en souvenir que «L’Affaire du silure» de Guy Menga. Mon père m’a acheté cette œuvre parce qu’on l’étudiait en classe», explique Ehoussou Ahua F., l’un d’entre eux. «Moi, depuis que j’ai lu ‘’Les frasques d’Ebinto’’ (d’Amadou Koné, Ndlr) en classe de 4ème, je n’ai plus rien lu. Même pour les cours de lecture suivie, je m’arrangeais pour quitter la classe à l’insu du prof. On a tous fait ça. Et puis, comment me procurer l’argent pour acheter un roman, surtout avec les photocopies de fascicule à faire, sans oublier de payer pour les cours de renforcement. Si tu dis à ton père que tu veux tel ou tel roman, il te demande si c’est un ouvrage au programme à l’école. Si ce n’est pas le cas, il ne te l’achète pas», jure Séhi Bi S., un autre apprenant, avant de balancer en rigolant : «Mais chaque matin, on lit les titres des journaux, là, en face de l’école (il nous montre un kiosque à journaux). Ça suffit non ?». Le mal est profond. En Côte d’Ivoire, la lecture se limite en général aux titres des journaux, à un sulfureux article de presse ou à une petite histoire à l’eau de rose comme en voit dans certains canards ou les brochures des vendeurs ambulants.
Pour le reste, on le trouve fastidieux : «Lire un roman qui fait 100 voire 150 pages? Non, je ne peux pas. C’est trop ennuyeux», nous dit Ange K., une élève de terminale au Club Unesco la Bienveillance de Cocody. Paradoxalement, les brochures, qui racontent de courtes histoires d’amour et qui sont très faciles à lire, sont aussi critiquées. Par les partisans du moindre effort surtout : «Ces histoires là sont comme du vent. On n’en retient rien. Moi, les lire me donne la paresse», conclu notre interlocutrice. «Les enfants sont devenus paresseux, il faut le dire. A notre époque, on dévorait des livres entiers par mois. Et on en redemandait. Aujourd’hui, tout est sur internet. Comment laisser tout ça pour revenir à la préhistoire, selon les termes de mon fils. C’est une question d’époque. Aujourd’hui les jeunes consultent plus les sites internet et leurs besoins sont ailleurs», fait comprendre Bli David, conseiller extrascolaire au groupe scolaire Danga à Cocody. Aux Editions Nei-Ceda, le constat est clair et les raisons sont à chercher ailleurs : «il y a les petits vendeurs de rue qui nous mènent la vie dure. Avec leurs petites histoires lues vite fait, les gens sont devenus réticents à parcourir de longues œuvres. En plus, au lieu de 1500 F, 2000 F ou 3000 F pour lire, ils déboursent seulement 100 francs. Comprenez qu’avec tout ça, nos chiffres ont baissé notamment pour la collection des romans à l’eau de rose», nous avoue un responsable sous le sceau de l’anonymat. Comme les chiffres d’affaires des maisons d’éditions, la fréquentation des bibliothèques même laisse à désirer. Mais là encore, les récriminations sont légion : «J’habite à Abobo vers le Lycée moderne. Quand je veux un livre pour chercher des informations, je vais au Campus à la bibliothèque. Voyez le trajet», se plaint Fadiga M., étudiant. A dire vrai, il n’y a qu’une poignée de bibliothèques dans la grande métropole d’Abidjan. La bibliothèque nationale située derrière la Cité administrative au Plateau, une autre, privée, vers la Caisse nationale de prévoyance sociale (toujours au Plateau), celle de l’Université de Cocody et bien sûr les bibliothèques des différentes ambassades ou centres culturels (espagnol, Goethe Institut…). Inutile de vous dire qu’il n’y a pas de statistiques exactes sur la fréquentation de ces lieux de lecture. Le constat est donc empirique. 7«La lecture, c’est un loisir. Et le loisir suppose qu’on est rassasié et qu’on veut décompresser un peu. Quand tu dois chercher l‘argent pour manger, quel temps as-tu pour te cultiver ? Au-delà de tout cela, à part la bibliothèque qui est au Plateau ici, je n’en conais pas d’autres. On ne sait même pas où les autres se trouvent», déplore N’Da A., rencontrée justement à la sortie de la bibliothèque nationale. Son constat pose la question de la proximité et, au-delà, celle de la sensibilisation sur cette institution qu’on confond avec les garde-assiettes de nos salons et abusivement appelés bibliothèques…
Sanh Séverin
C’est un sujet sur lequel on pourrait longtemps épiloguer. Les Ivoiriens sont-ils mauvais lecteurs ? Pour se faire notre propre idée de la chose, nous avons sillonné quelques communes d’Abidjan, la semaine dernière, afin de mesurer le niveau de lecture des Ivoiriens. Vendredi 13 décembre 2013, il est 9 h. Devant l’Institut national supérieur des arts et de l’action culturelle (Insaac), à Cocody, nous rencontrons une joyeuse bande d’élèves. Ils sont, pour la plupart, en H1 (dessin) au Lycée artistique d’Abidjan, qui se trouve au sein de l’Institut. Nous allons droit au but en leur demandant quelle est la dernière œuvre littéraire qu’ils ont feuilletée. L’air hagard, les gamins s’étalent: «Depuis la classe de troisième, je n’ai pas encore lu, pour ma propre culture, un seul roman. Je n’ai en souvenir que «L’Affaire du silure» de Guy Menga. Mon père m’a acheté cette œuvre parce qu’on l’étudiait en classe», explique Ehoussou Ahua F., l’un d’entre eux. «Moi, depuis que j’ai lu ‘’Les frasques d’Ebinto’’ (d’Amadou Koné, Ndlr) en classe de 4ème, je n’ai plus rien lu. Même pour les cours de lecture suivie, je m’arrangeais pour quitter la classe à l’insu du prof. On a tous fait ça. Et puis, comment me procurer l’argent pour acheter un roman, surtout avec les photocopies de fascicule à faire, sans oublier de payer pour les cours de renforcement. Si tu dis à ton père que tu veux tel ou tel roman, il te demande si c’est un ouvrage au programme à l’école. Si ce n’est pas le cas, il ne te l’achète pas», jure Séhi Bi S., un autre apprenant, avant de balancer en rigolant : «Mais chaque matin, on lit les titres des journaux, là, en face de l’école (il nous montre un kiosque à journaux). Ça suffit non ?». Le mal est profond. En Côte d’Ivoire, la lecture se limite en général aux titres des journaux, à un sulfureux article de presse ou à une petite histoire à l’eau de rose comme en voit dans certains canards ou les brochures des vendeurs ambulants.
Pour le reste, on le trouve fastidieux : «Lire un roman qui fait 100 voire 150 pages? Non, je ne peux pas. C’est trop ennuyeux», nous dit Ange K., une élève de terminale au Club Unesco la Bienveillance de Cocody. Paradoxalement, les brochures, qui racontent de courtes histoires d’amour et qui sont très faciles à lire, sont aussi critiquées. Par les partisans du moindre effort surtout : «Ces histoires là sont comme du vent. On n’en retient rien. Moi, les lire me donne la paresse», conclu notre interlocutrice. «Les enfants sont devenus paresseux, il faut le dire. A notre époque, on dévorait des livres entiers par mois. Et on en redemandait. Aujourd’hui, tout est sur internet. Comment laisser tout ça pour revenir à la préhistoire, selon les termes de mon fils. C’est une question d’époque. Aujourd’hui les jeunes consultent plus les sites internet et leurs besoins sont ailleurs», fait comprendre Bli David, conseiller extrascolaire au groupe scolaire Danga à Cocody. Aux Editions Nei-Ceda, le constat est clair et les raisons sont à chercher ailleurs : «il y a les petits vendeurs de rue qui nous mènent la vie dure. Avec leurs petites histoires lues vite fait, les gens sont devenus réticents à parcourir de longues œuvres. En plus, au lieu de 1500 F, 2000 F ou 3000 F pour lire, ils déboursent seulement 100 francs. Comprenez qu’avec tout ça, nos chiffres ont baissé notamment pour la collection des romans à l’eau de rose», nous avoue un responsable sous le sceau de l’anonymat. Comme les chiffres d’affaires des maisons d’éditions, la fréquentation des bibliothèques même laisse à désirer. Mais là encore, les récriminations sont légion : «J’habite à Abobo vers le Lycée moderne. Quand je veux un livre pour chercher des informations, je vais au Campus à la bibliothèque. Voyez le trajet», se plaint Fadiga M., étudiant. A dire vrai, il n’y a qu’une poignée de bibliothèques dans la grande métropole d’Abidjan. La bibliothèque nationale située derrière la Cité administrative au Plateau, une autre, privée, vers la Caisse nationale de prévoyance sociale (toujours au Plateau), celle de l’Université de Cocody et bien sûr les bibliothèques des différentes ambassades ou centres culturels (espagnol, Goethe Institut…). Inutile de vous dire qu’il n’y a pas de statistiques exactes sur la fréquentation de ces lieux de lecture. Le constat est donc empirique. 7«La lecture, c’est un loisir. Et le loisir suppose qu’on est rassasié et qu’on veut décompresser un peu. Quand tu dois chercher l‘argent pour manger, quel temps as-tu pour te cultiver ? Au-delà de tout cela, à part la bibliothèque qui est au Plateau ici, je n’en conais pas d’autres. On ne sait même pas où les autres se trouvent», déplore N’Da A., rencontrée justement à la sortie de la bibliothèque nationale. Son constat pose la question de la proximité et, au-delà, celle de la sensibilisation sur cette institution qu’on confond avec les garde-assiettes de nos salons et abusivement appelés bibliothèques…
Sanh Séverin