Président du Groupe de Travail Côte d’Ivoire Global et de l’Association des Cabinets d’Avocats d’Affaires Africains (ABLFA), Michel K. Brizoua-Bi a accordé un entretien exclusif à Afrique Magazine dans un numéro hors série paru en Octobre 2016. Compte tenu de l’intérêt des propos tenus, l’IA les publie intégralement.
A.M : Côte d’Ivoire Global est né en 2015. Qui sont ces cadres du secteur privé que vous avez réunis pour participer au débat ?
Michel K. Brizoua-Bi : Nous avons lancé Côte d’Ivoire Global pour mener des réflexions dans cet environnement général de globalisation, et les faire partager avec les décideurs publics du pays. Il s’agit essentiellement de cadres ivoiriens, des « quadras » avec d’autres aînés dotés d’une très forte expérience ou expertise internationale, qui souhaitent enrichir et compléter la réflexion nationale en dehors des cercles institutionnels de décision.
Justement, ces cercles de décision sont-ils à l’écoute ?
Oui et nous ferons en sorte qu’ils le restent. Ils sont preneurs de solutions susceptibles de projeter la Côte d’Ivoire dans ses ambitions d’émergence. Nous avons organisé deux rencontres. La première, sur le thème de la création d’une « marque » Côte d’Ivoire. La seconde avait réuni les dirigeants de multinationales présentes dans le pays et le Premier ministre. Les dirigeants ont tendance à faire la cour aux multinationales du monde entier, sans privilégier celles déjà présentes sur le territoire. Or, il faut commencer par répondre à leurs attentes afin de crédibiliser la politique de promotion économique extérieure. A cette occasion, le chef du gouvernement a répondu à leurs questions, sans langue de bois. D’une part, parce que l’échange s’est tenu hors caméra, d’autre part, parce qu’il était face à des chefs d’entreprises. L’exercice, que nous allons reconduire mais pas seulement avec le Premier Ministre, consiste à recenser les préoccupations des opérateurs économiques et les faire remonter aux autorités.
Quelles étaient ces doléances ?
Le souhait majeur des participants est d’avoir un accès direct et régulier aux décideurs publics. Ensuite, ce sont des questions relatives à l’environnement des affaires, la justice, la gouvernance, la fiscalité, le foncier, etc. L’éducation également. Le défi est de mettre en place un système éducatif qui portera l’émergence, et tout un écosystème qui nous tirera vers le haut pour que demain, par exemple, nos établissements nationaux figurent dans le Shanghai (Classement Académique des Universités Mondiales, NDLR).
Certains perçoivent une forme d’essoufflement dans la feuille de route de l’émergence. Comment l’expliquer?
Même les acteurs les plus sceptiques ont salué ce qu’on a pu observer entre 2012 et 2015. A savoir : un leadership disposant d’une forte visibilité internationale ayant redonné confiance, et la capacité à avoir des interlocuteurs crédibles. Je garde à l’esprit l’image de la dream team ministérielle ivoirienne au Ceo Forum 2014 à Genève. Je me souviens de propos d’observateurs qui me confiaient leur fierté d’être Africains face à la qualité de la prestation ivoirienne ! Mais depuis la réélection du président, l’an dernier, il y a effectivement un ralentissement perceptible. Tout en saluant ce qui a été réalisé, un récent rapport de la Banque Mondiale pointe du doigt de gros défis, notamment en matière de gouvernance. C’est moins l’absence de volonté politique et l’existence d’un cadre institutionnel que des signaux forts de changement. C’est très simple : on peut créer le meilleur cadre institutionnel de bonne gouvernance, cela restera lettre morte tant qu’il n’y aura pas de sanctions. Les exemples ne sont pas assez nombreux pour inspirer un véritable sentiment de transparence, comme au Rwanda, par exemple. Par contre, il faut saluer la présence d’institutions, comme l’Autorité de Régulation des Marchés Publics qui épingle régulièrement des établissements publics pour le taux de marchés de gré à gré. Certaines institutions assument pleinement leur indépendance. Maintenant, ceux qui ont été responsabilisés doivent jouer leur partition.
Ce qui sous-entend un renouvellement de la classe politique, lequel n’a pas eu lieu à l’issue du dernier scrutin…
Chez une certaine frange de quadras, on a pu noter une forme de déception qui vient surtout du profil du président actuel qui lors de son passage en Côte d’Ivoire avait marqué les esprits, dans les années 1990-1993, par une approche très technocratique et de méritocratie. La période de sortie de crise a changé la donne. Pour beaucoup, le temps des « récompenses » a trop duré. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu d’initiatives, comme l’appel à candidature pour des postes dans certains secteurs. Les nominations à de hautes fonctions de personnalités, dont les compétences et l’expérience sont indiscutables, ont également été saluées. La volonté politique semble donc être bien présente. Le problème réside dans la proportion. Surtout, au lendemain de la présidentielle et après l’annonce du « nouveau » gouvernement, certains sont restés sur leur faim, s’attendant à un vrai renouvellement. Peut-être est-ce aux jeunes cadres de s’investir davantage. Les torts sont sans doute partagés. En effet, beaucoup critiquent, mais restent à l’écart des affaires publiques. On ne peut pas reprocher aux politiques un manque de renouvellement s’ils n’ont pas d’acteurs légitimes sur le terrain face à eux…
La solution serait-elle d’insuffler davantage d’« inclusivité » au niveau national comme régional ?
Le premier acquis de la Côte d’Ivoire est d’être devenue une superpuissance francophone en Afrique subsaharienne et d’avoir fait d’Abidjan un hub économique régional. Mais, le leadership du pays doit aussi se manifester à travers l’éducation. Beaucoup de cadres de la sous-région ont été formés ici, dans des établissements n’ayant plus le même attrait aujourd’hui face au Maroc, par exemple. On doit retrouver ce positionnement dans le secteur de l’éducation. Il faudrait également encourager l’émergence de champions nationaux. Il n’y aura pas de leadership économique durable sans cela. Certes, il y a une volonté politique, impulsée d’abord par le patronat puis l’exécutif, mais elle doit se concrétiser par la mise en place d’outils qui accompagneront l’émergence de champions nationaux au cœur de leurs espaces naturels, comme l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) et la Communauté Economiques des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Certains ont déjà réussi à essaimer dans la région, il en faut d’autres… Je reste convaincu que le devenir de la Côte d’Ivoire s’inscrit aussi dans une plus grande ouverture régionale et multiculturelle. Et ce, malgré les défis sécuritaires que cela peut poser.
Le pays doit réapprendre le ‘’vivre ensemble’’, intégrer toutes les cultures et populations qui ont fait son histoire.
En effet. Mais cette cohésion ne se fera qu’à condition de mieux partager les bénéfices de l’ouverture. Les nationaux ne doivent pas avoir le sentiment d’être « oubliés ». L’ouverture doit être conçue et vécue comme porteuse de richesses.
Pensez-vous que le projet de la nouvelle Constitution puisse y participer?
Dès lors qu’il est question d’un pacte social permettant d’éviter tout risque de divisions internes et d’instabilité, pourquoi pas ? Mais il y a parfois un écart entre la volonté politique et le contenu d’un texte. Il faut être lucide. Les plaies de la crise post-électorale ne sont pas encore totalement guéries. Les a priori sont très forts. Par conséquent, le camp gagnant est toujours suspecté, quelles que soient les mesures d’intérêt général qu’il adopte. C’est pour cela qu’il faut créer les conditions de l’« inclusivité » si le nouveau texte doit servir pour les générations à venir.
Où se situe la société civile dans le débat ?
Elle n’existe pas ! En Côte d’Ivoire, elle ne contribue pas à la construction de la cité. Bon nombre de ses dirigeants sont malheureusement perçus comme des acteurs politiques officieux, ou ne sont tout simplement pas représentatifs. Même si de plus en plus d’initiatives sont portées par des organismes apolitiques, cela va demander du temps. Et la politique cherche toujours à les récupérer ou les contrôler. C’est à la société civile de s’émanciper. Celle qui émane des réseaux sociaux est peut-être la plus influente. Elle saura peut-être se prémunir des intrusions politiques. Si demain, vous décidez que toutes les jeunes filles de 15 ans doivent porter des jupes longues, la société réagira parce que, par essence, elle est apolitique. Son avenir dépendra de la capacité de l’Etat à encourager des espaces citoyens d’échanges hors du champ politique et des affinités partisanes. Par exemple, sonder les habitants de chaque quartier sur des questions comme la salubrité. Leur réponse s’appuiera davantage sur leur vécu que sur une couleur politique. Alors seulement, la société civile existera et se fera entendre.
L’émergence est-elle encore possible en 2020 ?
Elle ne sera possible que dans l’« inclusivité ». Chez l’agriculteur ou l’ouvrier, le dirigeant doit inculquer des réflexes lui permettant de comprendre qu’il évolue dans une compétition mondiale. Dès que toutes les couches auront adhéré à cette ambition collective, cela sera possible, car chacun aura la capacité de contribuer à un objectif commun. En tant qu’avocat, nous souhaitons être acteur dans la compétition internationale que mène notre pays. L’émergence peut devenir réalité si elle fédère toutes les forces vives de la nation. Si le Brésil a pu devenir champion du monde de football, c’est parce que tous les Brésiliens se sont eux-mêmes vus comme des champions du ballon rond…
Propos recueillis par Dounia Ben Mohamed
A.M : Côte d’Ivoire Global est né en 2015. Qui sont ces cadres du secteur privé que vous avez réunis pour participer au débat ?
Michel K. Brizoua-Bi : Nous avons lancé Côte d’Ivoire Global pour mener des réflexions dans cet environnement général de globalisation, et les faire partager avec les décideurs publics du pays. Il s’agit essentiellement de cadres ivoiriens, des « quadras » avec d’autres aînés dotés d’une très forte expérience ou expertise internationale, qui souhaitent enrichir et compléter la réflexion nationale en dehors des cercles institutionnels de décision.
Justement, ces cercles de décision sont-ils à l’écoute ?
Oui et nous ferons en sorte qu’ils le restent. Ils sont preneurs de solutions susceptibles de projeter la Côte d’Ivoire dans ses ambitions d’émergence. Nous avons organisé deux rencontres. La première, sur le thème de la création d’une « marque » Côte d’Ivoire. La seconde avait réuni les dirigeants de multinationales présentes dans le pays et le Premier ministre. Les dirigeants ont tendance à faire la cour aux multinationales du monde entier, sans privilégier celles déjà présentes sur le territoire. Or, il faut commencer par répondre à leurs attentes afin de crédibiliser la politique de promotion économique extérieure. A cette occasion, le chef du gouvernement a répondu à leurs questions, sans langue de bois. D’une part, parce que l’échange s’est tenu hors caméra, d’autre part, parce qu’il était face à des chefs d’entreprises. L’exercice, que nous allons reconduire mais pas seulement avec le Premier Ministre, consiste à recenser les préoccupations des opérateurs économiques et les faire remonter aux autorités.
Quelles étaient ces doléances ?
Le souhait majeur des participants est d’avoir un accès direct et régulier aux décideurs publics. Ensuite, ce sont des questions relatives à l’environnement des affaires, la justice, la gouvernance, la fiscalité, le foncier, etc. L’éducation également. Le défi est de mettre en place un système éducatif qui portera l’émergence, et tout un écosystème qui nous tirera vers le haut pour que demain, par exemple, nos établissements nationaux figurent dans le Shanghai (Classement Académique des Universités Mondiales, NDLR).
Certains perçoivent une forme d’essoufflement dans la feuille de route de l’émergence. Comment l’expliquer?
Même les acteurs les plus sceptiques ont salué ce qu’on a pu observer entre 2012 et 2015. A savoir : un leadership disposant d’une forte visibilité internationale ayant redonné confiance, et la capacité à avoir des interlocuteurs crédibles. Je garde à l’esprit l’image de la dream team ministérielle ivoirienne au Ceo Forum 2014 à Genève. Je me souviens de propos d’observateurs qui me confiaient leur fierté d’être Africains face à la qualité de la prestation ivoirienne ! Mais depuis la réélection du président, l’an dernier, il y a effectivement un ralentissement perceptible. Tout en saluant ce qui a été réalisé, un récent rapport de la Banque Mondiale pointe du doigt de gros défis, notamment en matière de gouvernance. C’est moins l’absence de volonté politique et l’existence d’un cadre institutionnel que des signaux forts de changement. C’est très simple : on peut créer le meilleur cadre institutionnel de bonne gouvernance, cela restera lettre morte tant qu’il n’y aura pas de sanctions. Les exemples ne sont pas assez nombreux pour inspirer un véritable sentiment de transparence, comme au Rwanda, par exemple. Par contre, il faut saluer la présence d’institutions, comme l’Autorité de Régulation des Marchés Publics qui épingle régulièrement des établissements publics pour le taux de marchés de gré à gré. Certaines institutions assument pleinement leur indépendance. Maintenant, ceux qui ont été responsabilisés doivent jouer leur partition.
Ce qui sous-entend un renouvellement de la classe politique, lequel n’a pas eu lieu à l’issue du dernier scrutin…
Chez une certaine frange de quadras, on a pu noter une forme de déception qui vient surtout du profil du président actuel qui lors de son passage en Côte d’Ivoire avait marqué les esprits, dans les années 1990-1993, par une approche très technocratique et de méritocratie. La période de sortie de crise a changé la donne. Pour beaucoup, le temps des « récompenses » a trop duré. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu d’initiatives, comme l’appel à candidature pour des postes dans certains secteurs. Les nominations à de hautes fonctions de personnalités, dont les compétences et l’expérience sont indiscutables, ont également été saluées. La volonté politique semble donc être bien présente. Le problème réside dans la proportion. Surtout, au lendemain de la présidentielle et après l’annonce du « nouveau » gouvernement, certains sont restés sur leur faim, s’attendant à un vrai renouvellement. Peut-être est-ce aux jeunes cadres de s’investir davantage. Les torts sont sans doute partagés. En effet, beaucoup critiquent, mais restent à l’écart des affaires publiques. On ne peut pas reprocher aux politiques un manque de renouvellement s’ils n’ont pas d’acteurs légitimes sur le terrain face à eux…
La solution serait-elle d’insuffler davantage d’« inclusivité » au niveau national comme régional ?
Le premier acquis de la Côte d’Ivoire est d’être devenue une superpuissance francophone en Afrique subsaharienne et d’avoir fait d’Abidjan un hub économique régional. Mais, le leadership du pays doit aussi se manifester à travers l’éducation. Beaucoup de cadres de la sous-région ont été formés ici, dans des établissements n’ayant plus le même attrait aujourd’hui face au Maroc, par exemple. On doit retrouver ce positionnement dans le secteur de l’éducation. Il faudrait également encourager l’émergence de champions nationaux. Il n’y aura pas de leadership économique durable sans cela. Certes, il y a une volonté politique, impulsée d’abord par le patronat puis l’exécutif, mais elle doit se concrétiser par la mise en place d’outils qui accompagneront l’émergence de champions nationaux au cœur de leurs espaces naturels, comme l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) et la Communauté Economiques des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Certains ont déjà réussi à essaimer dans la région, il en faut d’autres… Je reste convaincu que le devenir de la Côte d’Ivoire s’inscrit aussi dans une plus grande ouverture régionale et multiculturelle. Et ce, malgré les défis sécuritaires que cela peut poser.
Le pays doit réapprendre le ‘’vivre ensemble’’, intégrer toutes les cultures et populations qui ont fait son histoire.
En effet. Mais cette cohésion ne se fera qu’à condition de mieux partager les bénéfices de l’ouverture. Les nationaux ne doivent pas avoir le sentiment d’être « oubliés ». L’ouverture doit être conçue et vécue comme porteuse de richesses.
Pensez-vous que le projet de la nouvelle Constitution puisse y participer?
Dès lors qu’il est question d’un pacte social permettant d’éviter tout risque de divisions internes et d’instabilité, pourquoi pas ? Mais il y a parfois un écart entre la volonté politique et le contenu d’un texte. Il faut être lucide. Les plaies de la crise post-électorale ne sont pas encore totalement guéries. Les a priori sont très forts. Par conséquent, le camp gagnant est toujours suspecté, quelles que soient les mesures d’intérêt général qu’il adopte. C’est pour cela qu’il faut créer les conditions de l’« inclusivité » si le nouveau texte doit servir pour les générations à venir.
Où se situe la société civile dans le débat ?
Elle n’existe pas ! En Côte d’Ivoire, elle ne contribue pas à la construction de la cité. Bon nombre de ses dirigeants sont malheureusement perçus comme des acteurs politiques officieux, ou ne sont tout simplement pas représentatifs. Même si de plus en plus d’initiatives sont portées par des organismes apolitiques, cela va demander du temps. Et la politique cherche toujours à les récupérer ou les contrôler. C’est à la société civile de s’émanciper. Celle qui émane des réseaux sociaux est peut-être la plus influente. Elle saura peut-être se prémunir des intrusions politiques. Si demain, vous décidez que toutes les jeunes filles de 15 ans doivent porter des jupes longues, la société réagira parce que, par essence, elle est apolitique. Son avenir dépendra de la capacité de l’Etat à encourager des espaces citoyens d’échanges hors du champ politique et des affinités partisanes. Par exemple, sonder les habitants de chaque quartier sur des questions comme la salubrité. Leur réponse s’appuiera davantage sur leur vécu que sur une couleur politique. Alors seulement, la société civile existera et se fera entendre.
L’émergence est-elle encore possible en 2020 ?
Elle ne sera possible que dans l’« inclusivité ». Chez l’agriculteur ou l’ouvrier, le dirigeant doit inculquer des réflexes lui permettant de comprendre qu’il évolue dans une compétition mondiale. Dès que toutes les couches auront adhéré à cette ambition collective, cela sera possible, car chacun aura la capacité de contribuer à un objectif commun. En tant qu’avocat, nous souhaitons être acteur dans la compétition internationale que mène notre pays. L’émergence peut devenir réalité si elle fédère toutes les forces vives de la nation. Si le Brésil a pu devenir champion du monde de football, c’est parce que tous les Brésiliens se sont eux-mêmes vus comme des champions du ballon rond…
Propos recueillis par Dounia Ben Mohamed